La Légende de Bloodsmoor de Joyce Carol Oates
18/03/2013
La légende de Bloodsmoor de Joyce Carol Oates, ed. Le livre de poche, 2012, 720p.
Je m'étais attaquée, pleine de temps libre et de courage au premier volume de la trilogie gothique de Oates en juin/juillet dernier. Et comme je l'avais fort apprécié malgré son abord parfaitement étonnant et aussi, avouons-le, parfois fastidieux, nous nous sommes engagées avec ma copine bloggeuse Missycornish à en lire le deuxième volume que voilà en lecture commune, joliment intitulé La légende de Bloodsmoor. Outre ce titre plein de promesses, j'ai aussi été fort attirée par la couverture à l'atmosphère pastel surannée (comme quoi, il en faut parfois peu pour donner l'envie à une lectrice) que l'auteure ne manquerait pas de démonter minutieusement à coup d'ironie, me disais-je, comme elle l'avait si bien initié dans Bellefleur. Et de fait, mes espérances n'ont pas été déçues !
Mais avant de vous parler plus avant de cette ironie qui est le coeur de ce texte, brossons tout d'abord le tableau.
En cette fin de XIXe corseté, une étrange narratrice - dont le lecteur ne connaitra jamais l'idendité - prend la plume et nous conte la déliquescence des Zinn sur les vingts dernières années du siècle. Tout semblait idyllique et poudré comme il sied pour cette auguste famille nombreuse dans la vallée de Bloodsmoor. Le père John Quincy s'adonnait à son passe-temps, si ce n'est sa profession, d'inventeur en tout genre tandis que sa femme Prudence lui donnait quatre filles aux personnalités fortes et distinctes : Constance Philippa, Octavia, Malvinia et enfin Samantha. Non contents de cette communauté sororale déjà conséquente et malgré leurs faibles revenus, ils adoptent ensuite la jeune orpheline Deirdre à l'âge de onze ans. A l'automne 1879, pourtant, tout bascule : Deirdre, alors âgée de seize ans, est enlevée par un mystérieux ballon noir - oui, elle est littéralement soulevée du sol par des mains inconnues et emportée dans les airs sous le regard médusé de sa famille impuissante. Dès lors, suivront vingts années pendant lesquelles les quatre autres soeurs prendront aussi la poudre d'escampette de ce territoire de Bloodsmoor - certaines par passion amoureuse ou du théâtre, d'autres pour échapper à l'obligation conjugale. Seule Octavia suivra la voie rangée qui était destinée à toute jeune fille de bonne famille de l'époque - elle connaitra malgré tout une vie maritale des plus surprenantes. Et le lecteur suit ainsi tour à tour ces vies jusqu'au glas du dernier jour de 1899 où la narratrice cesse son écriture, ne souhaitant pas s'aventurer dans le périlleux XXeme siècle.
Eclaircissons tout de suite un point important : Tout comme dans Bellefleur, Joyce Carol Oates ne met pas en place de narration ni d'intrigue suivies. Nous ne suivons pas, littéralement, les aventures d'une famille et nous ne sommes pas, de fait, tenus en haleine par ce qui est dit. Non. Dans cette trilogie, Oates a pris le parti de peindre plus que de raconter, du moins, c'est l'effet que me fait son écriture très appuyée, ornementée, parfois redondante. Elle a le souci de la petite touche qui fait mouche bien plus que du suspens. Néanmoins, elle nous gratifie dans ce deuxième volume d'une cohérence temporelle, ce qui n'était pas le cas dans le premier, il faut le noter !
Ainsi donc, tout est dans l'écriture. Et en matière d'écriture, je tire mon chapeau à l'auteure qui m'a tout simplement époustouflée. Elle parvient à jouer sur tous les tons surannés de l'écriture dix-neuviémiste et à articuler, comme le dit si bien la quatrième de couverture que je vous cite donc, "le sublime et le grotesque" pour nous asséner sous couvert de mièvrerie et de bien-pensance une ironie mordante. Cette fameuse narratrice anonyme semble être une dame d'âge mûr de la bonne société et met un point d'honneur à juger tout ce qui dépasse du cadre très strict des convenances de l'époque. Pourtant, elle fait preuve d'une omniscience flagrante qui l'inscrit immédiatement comme un double de l'écrivain et le lecteur décode à travers son verbe et ses nombreux italiques le regard acéré d'Oates.
Elle épingle avec une égale minutie et une égale intelligence la vie calibrée des femmes d'alors : une éducation qui apprend le silence, l'effacement, la mièvrerie, le respect de l'homme. Une éducation, en somme, qui n'offre absolument aucune autre perspective respectable que celle d'être épouse et mère sans broncher. Tout en semblant donner raison à Madame Zinn puis à Octavia, les deux seules qui pendant longtemps se conformeront à cette vision de leur sexe, la narratrice se moque pourtant cruellement d'elles lorsqu'elle donne à Prudence des réactions ridicules - même clownesques - à l'égard de John Quincy Zinn avant qu'il ne se déclare ou lorsqu'elle affuble la douce Octavia d'un mari aux moeurs sexuelles perverses exposées de manière également risibles.
Sont également saisis et disséqués le cercle artistique des gens de lettres et de théâtre à travers Malvinia Zinn devenue Morloch dont la vie est une caricature de Nana enrubannée, l'essor fulgurant du spiritisme à travers Deirdre des Ombres dont les séances virent souvent au spectacle de foire à cause d'esprits chafouins et incontrôlables, ou encore la question cruciale et souvent tue de la sexualité à travers l'ambivalence de Constance Philippa.
Toutes ces thèses forment un ouvrage d'une grande richesse que l'ironie cisèle avec une subtilité talentueuse.
Disons seulement que comme toute médaille, même la plus brillante à son revers. Aussi, malgré la pertinence et l'habileté de ce choix littéraire d'une peinture ironique sous forme de chronique familiale, le lecteur peut parfois éprouver quelques difficultés à faire défiler les pages du fait de passages très délayés pour pas grand chose et du fait d'un certain nombre de redondances dans les épisodes relatés : même s'ils ont leur raison littéraire, ce n'est pas toujours le plus agréable à lire. Pour être tout à fait sincère, il m'est arrivé de me mettre en lecture rapide, comme je l'ai fait sur du Balzac ou du gros roman russe - c'est parfois une question de survie pour arriver à bout d'une oeuvre qu'on sait excellente mais qui a aussi, parfois, la vertu de nous épuiser avec des circonvolutions fastidieuses.
C'est pour cette raison que je ne mets pas ce livre en "coup de coeur" mais je le conseille tout de même vivement tant il est excellent à tous points de vue. J'ai du coup déjà acheté le troisième et dernier volume de la saga gothique (qui peut, cela dit, se lire dans n'importe quel ordre), Les mystères de Winterthurn.
Sur ce, allons voir le billet de Missy : Il s'annonce en parfait contre-point du mien ! (j'ai déjà suffisamment blablater - et pourtant j'ai l'impression de n'avoir fait que survoler le livre)
Challenge Petit Bac 2013 chez Enna
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12 commentaires
Il est dans ma PAL, je ne sais pas encore quand je le lirai mais je vais essayer de ne pas trop tarder, ton billet donne envie !
Tu verras, l'avis de Missycornish est très différent du mien mais je suis contente que le mien t'ait donné envie en tout cas !
J'ai découvert Oates avec le sublime "Nous étions les Mulvaney" ... J'ai "Bellefleur" dans ma bibliothèque qui m'attend sagement!
J'ai noté celui que tu nous présentes!
Moi, c'est le contraire : je ne connais pas les autres oeuvres d'Oates en dehors de cette trilogie. Il faudra que je m'y lance un de ces 4 ! J'espère que "Bellefleur" te plaira en tout cas :)
J'ai très envie de découvrir JCO dont je n'ai lu seulement qu'un roman "jeunesse". Cette trilogie me tente tout particulièrement.
Si tu apprécies les romans fortement ironiques et l'ambiance fin XIXe, cette trilogie devrait te plaire !
Coucou! Et voilà j'ai posté mon billet et j'ai lu le tiens. Effectivement nos chroniques se complètent bien. Je persiste à penser que le livre n'est pas une réussite mais bon (chacun son avis). Ce n'était pas un chef-d’œuvre!
Voici mon lien:
http://artdelire.wordpress.com/2013/03/18/la-legende-de-bloodsmoor-ou-beaucoup-de-bruit-pour-rien/
P.S heureusement que tu m'a rappelé à l'ordre, sinon j'aurais encore retardé cette publication.
Héhé, moi qui suis chiante avec mon planning bloguesque, je suis toujours là pour rappeler à l'ordre sans problème :D
Je viens de lire ta chronique très intéressante ! Tu n'as pas épargné le bouquin dis donc ! Mais comme tu dis, nos avis se complètent bien et ça donne vraiment un aperçu de tout ce qu'on peut ressentir sur une même oeuvre !
Je ne note plus de romans de Joyce Carol Oates sur ma LAL parce que chaque fois que je lis un nouveau billet, il me donne envie. Le tien ne fait pas exception.
C'est vrai que cette auteur fait souvent envie !
C'est marrant mais beaucoup parlent souvent de longueurs avec Oates, ce que je n'ai jamais éprouvé. On verra avec cette trilogie dont le premier tome m'attend dans ma petite PAL ;-) On se demande bien grâce à qui d'ailleurs ;-)
Hin hin, qui a bien pu faire une chose pareille, en effet :D
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