La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï
26/11/2013
La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï, 1889
Lecture numérique
Derrière l'étrange titre de cette longue nouvelle de Tolstoï se cache la sonate n°9 op 47 pour piano et violon de Beethoven. Une sonate particulièrement longue et passionnelle, à l'image du texte que voilà qui emprunte son titre, où les deux instruments se mêlent et s'harmonisent avec fougue : en somme, la métaphore sonore parfaitement trouvée.
Tolstoï examine ici la dégradation tragique d'un couple et la montée en puissance d'une jalousie aigre, virulente, infernale. Qui confère à la folie pure. Pozdnychev se confie le temps d'un trajet en train sur les années de cette atrocité qui l'auront conduit à assassiner son épouse dans un accès de rage incontrôlable. Il décortique avec une minutie presque malsaine l'origine et le déroulement de cette descente aux enfers à laquelle il trouve a posteriori une justification morale et aboutit à un puritanisme aussi exclusif que l'était jadis son désir. La sexualité, selon le protagoniste, porte en elle-même le germe de sentiments malsains et violents et c'est là que réside le ver. Au-delà de cette nausée étonnante et de cette posture intransigeante, Tolstoï donne à avoir une personnalité complexe et passionnante de noirceur. Il est rare que la littérature se penche avec une acuité aussi juste sur l'homme violent et jaloux et nous offre de pénétrer dans son esprit délirant. En outre, c'est l'occasion pour le lecteur d'alors de réfléchir sur l'éducation et la position offerte à la femme dans une société patriarcale, pénétrée du désir et de la volonté de l'homme. Où le mariage, finalement, n'est pas autre chose qu'un viol légal.
"L'esclavage de la femme est uniquement dans le désir des hommes d'en faire un instrument de jouissance, désir qu'ils estiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on lui octroie des droits égaux à ceux de l'homme mais on l'envisage toujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idée depuis l'enfance, et l'opinion générale l'y confirme. C'est ainsi qu'elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée tandis que l'homme reste l'éternel débauché.[...] Seule la modification de l'idée que l'homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-même pourrait y apporter un changement"
On ne peut que constater la toujours actualité de ces propos - la solution apportée dans la chasteté comme état supérieur pourra seul étonner, voire faire sourire, le lecteur contemporain.
La musique, dans le délire de la jalousie, trouve sa place comme la métaphore exacerbée du désir impur. Elle cristallise les émotions incontrôlables, et surtout l'adultère qui ne se produira que dans l'esprit malade de Pozdnychev. La musique devient acte sexuel, emportement des sens, oubli et excitation :
"Toute la musique d'ailleurs est épouvantable. Qu'est-ce donc que la musique ? Pourquoi produit-elle ces effets ? [...] On prétend qu'elle élève l'âme en l'émouvant. Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes, mais - je parle pour moi - il n'élève nullement l'âme : il ne l'élève ni l'avilit, il l'excite. Comment vous expliquer ? La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritable situation ; elle me fait croire à ce que je ne crois pas, comprendre ce que je ne comprends pas ; elle me donne un pouvoir que je n'ai pas. elle me fait l'effet du bâillement ou du rire. Je bâille quand je vois quelqu'un bâiller, je ris en entendant quelqu'un rire.
La musique transporte dans l'état d'esprit dans lequel se trouvait celui qui l'a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d'un sentiment à un autre. [...] Ici, l'excitation, excitation pure, sans but. C'est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables. [...]
Est-ce qu'il devrait être permis qu'une personne pût en hypnotiser tant d'autres et en obtenir ensuite tout ce qu'elle voudra ? Et surtout que ce charmeur soit le premier venu, un être immoral quelconque ? Aujourd'hui, c'est une puissance terrible entre les mains de chacun..."
La Sonate à Kreutzer est un texte passionnant, original, d'une grande acuité psychologique. Force est de constater que sous la rigueur morale prônée, un certain nombre de réflexions posent toujours question. Et puis cette posture mélophobe, parfaitement étonnante, est un coup de génie ! Montrer la Sonate à la fois comme mobile et arme du crime et comme expression même du désir mérite qu'on s'y attarde. D'ailleurs, quelques artistes s'y sont attardés : Prinet en créera une toile en 1901 et Janacek un quatuor à cordes en 1923.
Je vous laisse sur l’œuvre originale de Beethoven pour vous donner peut-être envie de plonger dans tout ce qu'elle a inspiré à Tolstoï.
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15 commentaires
Jamais lu cette nouvelle, et pourtant la musique me plaît ! Un jour, peut-être...
Il y a tellement à lire ! Mais l'avantage de cette nouvelle, c'est qu'elle permet de découvrir Tolstoï avec quelque chose de plus digeste que ses énormes romans ^^
Ca à l'air passionnant, mais ça ne m'étonne pas, venant de Tolstoï !
En effet, il fait partie des auteurs dont on peut ne pas douter ;)
Je l'ai lue il y a quelques années et je l'avais trouvé formidable. Je ne connaissais pas la musique. Et la nouvelle prend une nouvelle forme. En tout cas, très bel article agréable à lire. Aussi passionnant que bien écrit.
Merci beaucoup, mademoizela ! C'est vrai que la connaissance du morceau musical éclaire la nouvelle d'une manière intéressante :)
tu me donnes envie de relire ce texte en écoutant la sonate de Beethoven, un de ses chef d'œuvres devenu donc un chef d'œuvres pour Tolstoï
Tolstoï l'a merveilleusement immortalisé !
Ce qui m'a frappée dans cette nouvelle c'est la misogynie galopante de Tolstoï; la manière dont il parle de l'acte sexuel avec un dégoût et un mépris de la femme qui laissent pantelant.
Tolstoï prônait l'abstinence même si cela devait mener à l'extinction de la race!Le pire c'est qu'il a eu des adeptes mais lui-même avait treize enfants!! j'ai beaucoup aimé la réponse de sa femme Sofia Tolstoi dans un roman "A qui la faute?" qui est une réponse féministe à La sonate à Kreutzer. Elle n'a pas l'immense talent de son mari mais son roman est fort honnête et surtout c'est un habile et intelligent démantèlement des idées de son illustre mari. Je peux mettre le livre en voyageur s'il t'intéresse. Je l'avais commenté avant sa sortie, c'est une épreuve non corrigée.
En effet, Tolstoï fait ici montre d'une grande misogynie et même d'un dégoût de la vie au sens large. Il y a une sorte de répugnance à l'humanité qui ne trouverait son apaisement que dans une morale de l'abstinence totale. C'est assez violent...
Je te remercie beaucoup pour ta proposition de livre voyageur ! Cela m'intéresse avec grand plaisir ! Pas tout de suite néanmoins car beaucoup de lectures (nécessaires) m'attendent au cours de l'année mais pourquoi pas une fois celle-ci terminée !
Bises à toi ¨¨**
C'est d'accord, tu me le rappelles, peut-être, au mois de Janvier?
Plutôt à la fin de l'année scolaire si ça ne t'embête pas ! Merci beaucoup à toi !
J'ai le bouquin, je te l'envoie quand tu veux! Tu me le rappelles à la fin de l'année!
J'aime beaucoup ton analyse de la pièce. Je dois avouer que j'étais restée à un degré plus superficiel... et que l'attitude de l'homme - un peu beaucoup moralisatrice - m'avait ennuyée.
Je te comprends. Le personnage masculin donne très envie de le boxer :D
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