Le Père Goriot de Balzac
18/07/2014
Le Père Goriot de Balzac, Le livre de poche, 2004 [1835], 443p.
"Rappelle-toi Rastignac !" dit Deslauriers à Frédéric Moreau dans L'éducation sentimentale de Flaubert. C'est que Rastignac est le parangon de l'arriviste en littérature, à l'aune duquel s'évaluent les autres jeunes premiers de roman d'apprentissage. Il y a quelques mois, j'y comparais d'ailleurs brièvement le personnage de Bel-Ami. Pourtant, si je connaissais l'illustre Rastignac grâce à La peau de chagrin, dans laquelle il est déjà adulte, dandy un poil désenchanté et grinçant, je ne connaissais pas encore sa genèse. Pour remédier à cela, j'ai empoigné fièrement Le père Goriot, forte de mon récent coup de cœur pour Le colonel Chabert, me disant qu'enfin Balzac et moi serions peut-être réconciliés.
A l'automne 1819, Eugène de Rastignac a vingt-et-un ans. Comme bon nombre de jeunes provinciaux, il est officiellement à Paris pour faire son droit et habite dans la pension de madame Vauquer une chambre médiocre - c'est encore tout ce que sa famille peut lui payer. Officieusement, il ambitionne de croquer Paris. La ville et sa société brille d'un faste qu'il dévore des yeux, qu'il aspire à pénétrer pour se faire une place au soleil. Grâce à une lointaine parente, la vicomtesse de Bauséant, il y glisse un orteil mais se montre bien maladroit. C'est surtout sa bévue chez la Comtesse de Restaud qui lui vaut quelques frayeurs et un regain d'orgueil. Cette dernière n'est autre qu'une des filles du Père Goriot, son pauvre voisin à la maison Vauquer. Rastignac découvre avec circonspection que le vieux vermicellier avait jadis quelque argent et une bonne situation qu'il a progressivement grignotée pour l'amour de ces filles. Grâce à lui et à sa cousine, Rastignac entreprend de séduire la seconde fille de Goriot, Delphine de Nuncigen, y parvient, et glisse alors plus d'un orteil dans ce monde qui deviendra bientôt le sien. Ainsi se clôt le roman, comme un cri de défi à l'adresse de Paris : "A nous deux maintenant!"
J'ai découvert dans ces pages un personnage particulièrement savoureux. Rastignac est complexe et ambigu, bien plus que ne le sera Bel-Ami. Il est certes animé d'une ambition et d'un arrivisme décapant mais il se montre néanmoins terriblement humain. Il nourrit quelques scrupules à réclamer de l'argent supplémentaire à sa famille, il rechigne à ce pacte criminel auquel l'invite Vautrin, enfin il montre bien plus de pitié et d'intérêt pour Goriot mourant que ses propres filles, déjà trop imprégnées de Paris. Le Père Goriot est le roman charnière. Il dépeint le passage du jeune homme aimable, aimant, sincère et naïf à celui d'homme du monde que plus rien n'émeut que sa propre ambition. La mort du père Goriot éteint les dernières "saintes émotions d'un cœur pur" et livre Rastignac à son destin. Il ne reculera plus dès lors devant aucune bassesse pour déployer ses ailes : travaillera pour le mari de sa maîtresse et finira même par épouser sa fille, comme le fera Bel-Ami après lui.
Si l'on sent déjà à travers ce jeune Rastignac une critique de la société parisienne, elle est d'autant plus prégnante dans le contraste entre le père Goriot, généreux, dévoué à ses filles tant aimées et ces deux parvenues égoïstes qui n'ont pas le moindre scrupule à dépouiller leur père à coup de larmes et de plaintes. Si leurs mariages leur ont ouvert la porte de la bonne société, elles se fourrent encore dans des affaires de cœur ou de coquetterie qui les obligent à des dépenses que les maris refusent de payer. C'est pour cette seule raison qu'elle font appel à Goriot. Le jour de son agonie, d'autres affaires les occuperont et elles se déplaceront trop tard. A une autre échelle, l'appât du gain de madame Vauquer, dénuée de la moindre empathie, n'est pas non plus en reste. A la lecture de ce roman et après Le colonel Chabert, j'avoue me demander ce que Balzac pensait des femmes. Assurément, il ne tenait pas la gente féminine en grande estime puisque c'est elle, encore une fois, qui cristallise les pires défauts d'une société hypocrite, égocentrique et vénale.
Enfin, un petit mot du style de Balzac qui m'a ravie dès les premières pages : une ironie délicieusement cinglante, non sans une certaine émotion au moment opportun et quelques interventions du narrateur pour mettre à mal l'illusion romanesque. Autant de style et de manœuvres littéraires pour mettre en lumière un talent explosif. J'ai longtemps trouvé Balzac fort ennuyeux. Je le découvre petit à petit poignant et subtil, amer ou sur le fil d'un humour déguisé. Comme quoi, il ne faut décidément jamais s'arrêter à ses détestations de jeunesse. La maturité, parfois, découvre les lectures sous un tout autre jour, souvent passionnant. Et puisque je ne suis pas à une facilité près face à l'ampleur démentielle de La comédie humaine, un "A nous deux, maintenant !" semble s'imposer !
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14eme lecture
14 commentaires
J'ai beaucoup de mal avec Balzac. J'ai lu 2fois Le Père Goriot et e ne me souviens de rien. Ton avis a rallumé quelques lumières. Le Colonel Chabert n'est pas trop mal. J'aime bien Balzac seulement dans des récits brefs; sur la longueur, il m'ennuie.
J'ai eu longtemps du mal ; je l'ai longtemps trouvé ennuyeux. Je vois la chose sous un autre angle dans les dernières lectures que j'ai tentées de lui. Mais je comprends tout à fait qu'il puisse toujours ne pas plaire ;)
Il faudrait que je le relise car je me souviens très vaguement de Rastignac. Quand je repense à ce roman, c'est surtout le sort du pauvre père dont je me rappelle, cela m'avait bouleversée. Un chef-d'oeuvre en tout cas.
C'est vrai que j'en ai peu parlé (car il me semble fonctionner surtout comme le miroir inversé des personnages arrivistes et sans plus vraiment de valeurs humaines) mais il est effectivement bouleversant ! Lors de son agonie, on ne peut s'empêcher d'avoir un torrent d'émotions face à l'indifférence de ses filles. Bon, à d'autres moments, il m'a un peu agacée aussi à trop se laisser marcher sur les pieds...
Il y'a bien longtemps que je n'ai pas lu Balzac et pourtant c'est un auteur que j'aime beaucoup. Je suis de ton avis en ce qui concerne la relecture des ces œuvres classiques, avec le temps (et l'âge) on prend davantage de plaisir à les (re)lire, peut-être aussi parce qu'on décèle plus facilement certaines subtilités comme l'ironie justement.
En effet, Simone, je pense aussi que notre regard s'aiguise à force de lire, notamment à l'ironie. C'est pour cela que je trouve dommage que beaucoup laissent tomber les lectures classiques une fois la période scolaire terminée. On a pourtant beaucoup à en apprendre et à en savourer en prenant de l'âge justement !
Même après la lecture de ce (très chouette!) billet, l'histoire me paraît manquer de passion et d'intensité... J'ai déjà lu "Le père Goriot" en première année de fac, et j'ai l'impression de n'avoir pas changé depuis (erf) : j'ai toujours besoin d'un petit truc qui fait remuer de l'intérieur.. ^^
Hmm effectivement, ce n'est pas une lecture passionnante dans le sens d'un remuage de tripes. C'est une passion plus intellectuelle, disons :D
Tu sais que je n'ai encore jamais lu Balzac ? Ce challenge me permettra peut être enfin de combler cette lacune ! Merci pour cette 13è participation, une a du passer à la trappe ! Bises et bon week-end Lili
Ah zut, j'en ai encore fait passer une à la trappe... Il va falloir que je la retrouve !
J'espère aussi que ce challenge te permettra de découvrir Balzac !
Je l'aime beaucoup ce balzac, je l'ai même relu plusieurs fois !
C'est un peu l'envie que j'ai des classiques que j'ai lus jeune : les relire avec un oeil plus averti ! On découvre pleins de nouveaux aspects qu'on avait alors manqués (ou survolés)
"La peau de chagrin" remonte à trop loin, du coup mon avis sur Rastignac est basé sur ce livre, et comme tu le dis, il est loin d'y être détestable.
Pour l'opinion de Balzac sur les femmes, je crois que c'est bien plus compliqué que cela. Elles sont aussi souvent victimes dans ses histoires, et ses positions sur le mariage laissent penser qu'il n'était pas si misogyne que cela. Mais bon, je ne suis pas spécialiste.
En tout cas, je suis ravie que tu aies aimé ce lire qui est peut-être mon préféré de Balzac. A ma grande honte, j'ai abandonné "Illusions perdues" l'an dernier tellement je m'ennuyais, mais il faudra que je m'y relance un jour.
Oui, tu as raison de souligner que la question des femmes chez Balzac est sans doute bien plus compliquée que ma maigre réflexion ! Après tout, je n'ai réattaqué son œuvre que très récemment ; j'ai donc peu de romans à mon actif et pas encore une vision d'ensemble des grandes questions qui jalonnent son travail. Je note ce que tu m'en dis et je garderai ça en tête pour les prochaines lectures !
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