L'Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar
09/10/2015
L'Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar, Folio, 1988 [1968], 469p.
Tout est une question d'alchimie. Les transformations profondes progressent toujours lentement et dans le secret de quelques chambrettes sombres, pour apparaître un beau jour à la face du monde, aussi claires et sonores que l'or après le plomb. C'est un cheminement, le processus d'une vie, d'une œuvre, d'un siècle. C'est précisément ce processus-là qui a pris place durant la Renaissance et que Marguerite (parce que j'ai décidé de la tutoyer) nous découvre passionnant dans L'Oeuvre au noir. Par convenance et praticité, un personnage tient lieu de héros : Zénon, un brin rebelle pour son temps et surtout très en avance dans ses ambitions et ses libertés. Il faut dire que Zénon est un bâtard ; sans doute cette condition bancale pour l'époque appelle-t-elle l'errance joyeuse, sans l'attache d'un nom ou d'une profession familiale. Malgré l'ambition des ordres nourrie par ceux qui l'ont élevé, Zénon s'enfuit jeune sur les routes du monde et se pique de médecine et d'alchimie. Zénon est de ses esprits curieux qui dérangent parce qu'ils cherchent et chatouillent là où ça fait mal. Ainsi, il vaque longtemps, se pose peu. Mais à force de pamphlets divers et variés qui lui mettent quelques mandats aux trousses, il revient dans sa ville belge natale et observe le temps filer comme le vent sous l'auguste pseudonyme de Sébastien Théus.
"Naguère encore, en retrouvant son chemin dans le lacis des venelles de Bruges, il avait cru que cette halte à l'écart des grandes routes de l'ambition et du savoir lui procurerait quelque repos après les agitations de trente-cinq ans. Il comptait éprouver l'inquiète sécurité d'un animal rassuré par l'étroitesse et l'obscurité du gîte où il a choisi de vivre.
Il s'était trompé.
Cette existence immobile bouillonnait sur place ; le sentiment d'une activité presque terrible grondait comme une rivière souterraine...
Le temps qu'il avait imaginé devoir peser entre ses mains comme un lingot de plomb, fuyait et se subdivisait comme les grains du mercure. Les heures, les jours et les mois, avaient cessé de s'accorder aux signes des horloges, et même au mouvement des astres...
Les lieux aussi bougeaient : les distances s'abolissaient comme les jours. "
Mais en marge de Zénon, ne vous y trompez pas : c'est tout le siècle qui mute, toute l'ère moderne qui s'enclenche malgré quelques protestations (parce que, de tous temps, ça a toujours été mieux avant), et tout le talent de Marguerite Yourcenar qui se crée.
Je ne saurais trop vous conseiller de ne pas lire cette auteure à n'importe quel moment. Tout comme Woolf - dont elle a traduit Les vagues, il doit donc y avoir quelque chose entre ces deux auteures - Yourcenar est aussi fascinante et éblouissante que délicate et complexe. L'Oeuvre au noir ne vend certainement pas au lecteur une aventure sensationnelle. Il ne se range aucunement dans la rubrique des romans historiques, même d'excellente facture. Un peu comme dans Les mémoires d'Hadrien, il est question d'Histoire, certes, mais sous son jour le plus philosophique et réflexif. A tel point, très honnêtement, que la deuxième partie peut être parfois pénible à suivre. Autant la première intitulée La vie errante se lit avec un plaisir non dissimulé tant l'érudition s'allie pleine de saveur aux péripéties familiales et voyageuses de différents personnages autour de Zénon. Autant, la suivante, La vie immobile, donne lieu à de nombreuses discussions et considérations intérieures de Zénon dont le lecteur saisit bien toute la portée passionnante mais qui peuvent paraître interminables - et franchement, elles m'ont parfois paru interminables. Je crois que c'est dans ces instants-là que je me rappelle que la philosophie, en tant que matière universitaire où il convient de se gratter la barbichette pendant des heures, ne m'intéresse que peu. La philosophie souffre de trop peu de concision à mon goût et Zénon, par moments, en souffre aussi. Cela dit, et ceci n'engageant que mon absence de passion pour la branlette neuronale trop poussée, il est impossible de ne pas être transporté par le talent extraordinaire de Yourcenar d'allier avec une telle maestria un style fascinant et un fond aussi complexe et érudit.
Chapeau bas, madame Yourcenar ! Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle fait partie de ces grandes dames de lettres dont on peut abondamment, et sans jamais en faire trop, saluer le talent.
12 commentaires
Encore une fois, je n'avais lu que la première partie et j'avais abandonné la deuxième... Je ne suis pas très persévérante ;)
Oh ben tu as surtout le droit de faire comme tu veux ! Lors de ma première tentative de lecture, j'avais fait comme toi ! La deuxième partie n'était clairement pas passée. Et puis bon, j'ai réessayé et j'ai persévéré. Je ne regrette pas. Mais sincèrement, il faut avouer que certains passages sont pénibles, même pour un lecteur attentif et cultivé. C'est dommage car, au fond, cette œuvre est magistrale.
J'ai lu ce livre il y a longtemps et je pense que j'étais trop jeune pour l'apprécier vraiment, même si j'ai admiré le travail. Je crois que j'avais un peu plus apprécié Les mémoires d'Hadrien.
J'ai eu le même problème la première fois que j'ai tenté de le lire. Yourcenar s'apprécie vraiment sur le tard, je crois.
Mrouh! Que dire d'autre...
(Ceci dit j'aime bien l'idée que la partie "La vie immobile" donne au lecteur une sensation d'immobilité avec toutes ces considérations interminables... Où il sent bien le temps passer, le temps du personnage, puis son propre temps, dans leurs ruminations... Bref!) Tu vas poursuivre ta "découverte" de Marguerite? :)
Intellectuellement, je suis d'accord avec toi concernant "La vie immobile" mais ce n'est pas forcément ce qu'il y a de plus agréable pour autant au moment de la lecture ^^
Cela dit, indéniablement, je vais continuer à découvrir Yourcenar !
Je ne l'ai jamais lue, mais j'y songerai désormais. :)
J'en suis ravie, Alys !
J'ai du mal avec Marguerite Yourcenar. Je suis toujours en cours de lecture des mémoires d'Hadrien (en mode pause pour l'instant) et même si j'aime son style, je m'ennuie un tout petit peu... bon il faut que je m'y remette. On verra pour l'oeuvre au noir, pas sûre de vouloir le lire dans la foulée. Je vais attendre encore un peu.
Maiiiiis, ça ne fait pas deux ans que tu le lis, "Les mémoires d'Hadrien", héhé ? A ce stade-là, on peut parler d'arrêt de lecture, non ? :p
J'ai lu ce livre l'an dernier et je n'en garde pas un souvenir impérissable... Je me rappelle avoir beaucoup aimé le style mais j'ai vite décroché du fil de l'histoire et du contenu. Tu exprimes d'ailleurs très cette difficulté...
En revanche, j'ai adoré Anna, sorror de Marguerite Yourcenar, plus concis, il laisse d'avantage de place au récit et au style évidemment !
Nous avons eu des ressentis similaires sur "L"Oeuvre au noir" visiblement !
Je note donc "Anna, sorror", qui devrait plus accrocher mon esprit :)
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