Neverhome de Laird Hunt
14/12/2015
Neverhome de Laird Hunt, Actes Sud, 2015, 258p.
Deuxième lecture de la rentrée littéraire ; deuxième coup de cœur et deuxième pépite. Vous êtes en droit, légitimement, de vous demander si trop de thé liquéfie l'esprit critique. Ou si j'ai une chance de cocue. Honnêtement, je ne sais pas quelle alternative je préfère.
Mais attendez d'en apprendre plus sur Constance devenue Ash Thompson par la magie de l'uniforme militaire. Il ne lui a pas fallu plus qu'un mari chétif et quelques casseroles personnelles pour la décider à endosser elle-même les couleurs de l'Union et partir se battre comme un homme. Sous le manteau, elle manie son Springfield 1861 à la perfection, se fait rapidement repérer pour ses talents de tireur d'élite, de chasseur et son courage sans faille. Pourtant, elle en voit de toutes les couleurs, notre héroïne travestie (veuillez m'excuser mais j'ai une vieille chanson de Mylène Farmer dans la tête, damn !). Que ce soit durant l'entraînement, au combat ou sur le chemin du retour digne de L'Odyssée, les aventures se succèdent, brèves, violentes, hallucinées. La guerre de Sécession n'aura décidément épargné personne, et surtout pas les survivants.
Pour tout vous dire, je n'ai pas pleinement adhéré dès les premières pages (l'épiphanie de Mā ne se lit pas tous les jours). J'ai d'abord sillonné à tâtons, me demandant où me portaient les mots et les pas de Constance. Des aventures certes, des épisodes du quotidien des formations de jeunes recrues, des imprévus. La faim aussi, le froid, la solitude. Les lettres envoyées au vent vers ceux qu'on aime. Constance, au début, se débat un peu avec les mots dont elle n'est pas une spécialiste. Mais tout cela à quelle fin ? Je ne savais trop le dire ou le comprendre dans les premières pages. Je me payais même le luxe de trouver le style inégal - je suis comme ça, à l'occasion : sans concession.
" La bataille dura des jours et des jours. Dans nos têtes, ces jours étaient des semaines. Dans nos rêves - nous rêvions recroquevillés en petits tas à même le sol, dur et froid - ces semaines étaient des années." p. 109
Et puis, bam ! A l'orée de la seconde partie, la guerre de Sécession attaque dure et éclabousse les visages lecteurs. On n'est plus du tout dans la promenade de santé ou l'expectative ; on se débat les deux pieds dans la boue ; comme Constance, on a les tympans crevés des balles de mousquets qui tirent à fond de cale entre les hommes et on déroule les pages comme on essaye de courir pour échapper à l'ennemi. En lieu et place d'un style méjugé inégal, j'ai découvert chez Laird Hunt une poésie tellurique, un art de manier la mort, les blessures, l'aridité de la guerre par le petit bout de la lorgnette avec une explosion ahurie et jouissive des sens. Ce qui fait vivre la guerre, pour nous lecteurs, c'est ce sensoriel exacerbé où tout devient bruit, sueur et miroitement.
"Alors je dormis. Je m'en fus voyager dans des contrées en noir et vert." p. 116
"Il devait être ensorcelé, ce tabac que j'emportai en haut dans ma chambre, car ensuite, je passai des jours entiers, quelle que fût la chaleur au-dehors, enfouie sous les couvertures dans l'obscurité, mes yeux, qu'aucune larme ne mouillait, dévorant tantôt la poussière tourbillonnant autour des planches de lumière qui entraient par les fentes entre les rideaux, tantôt l'obscurité des oreillers, tantôt seulement l'arrière de leurs propres paupières. D'autres jours, je me levai pour travailler dans le jardin, m'occuper de la cour, laver les vitres ou lessiver les planchers de l'aube au crépuscule, respirant les senteurs fraîches du monde tout au long du jour pour, vers sa fin, retourner dans cette chambre me tapir sous ces couvertures, où je cessai de me rappeler les batailles, les maisons de fous, les maris, les histoires, le souffle suave des nourrissons et les mères qui ne respectaient pas leurs propres ordres." p. 228
En outre, comme le bon vin délivre ses arômes au fil de la dégustation, on pourrait imaginer que le bon livre s'envisage avec le recul des jours. J'ai fini Neverhome depuis une petite semaine mais c'est comme si la rugosité éblouissante de Constance ne m'avait pas quittée. J'en suis encore toute habitée, avec ce sentiment savoureux d'avoir décidément fait une sacrée bonne pioche, encore, dans la rentrée littéraire 2015.
Puisqu'il convient de rendre à César ce qui lui appartient, je remercie ma copine Anne pour ça : sans son billet que je vous invite à découvrir si ce n'est pas déjà fait, je n'aurais sans doute pas eu l'idée d'aller cueillir l'excellent roman que voilà à la bibliothèque (et merci aux bibliothécaires, par la même occasion!)
Et puisque je suis dans les remerciements, et puisque je relis quelques passages du roman, j'en profite pour saluer le travail de traduction d'Anne-Laure Tissut, sacrément pas piqué des hannetons ! Il fallait réussir à la restituer si poétiquement en français, la langue de Laird Hunt ! Bien joué, madame la traductrice (PS d'une lectrice pointilleuse : par contre, traduire gun par pistolet dans le contexte de la guerre de Sécession est une iniquité historique. Mieux vaut préférer arme ou arme de poing pour distinguer des armes d'épaule. A votre guise. Mais il n'y avait pas de pistolet sur les champs de batailles de la guerre de Sécession, pas plus qu'ailleurs à cette époque ; c'était des revolvers.)
Et une deuxième pépite pour le non-challenge 2015-2016 de Galéa !
15 commentaires
J'en ai fait une pépite aussi chez Galéa. Et contrairement à toi, j'ai adhéré dès les premières pages, elle m'a beaucoup plu Constance :-)
Il m'a fallu un peu plus de temps que toi mais elle m'a beaucoup plus aussi ! Et plus largement, l'écriture très sensorielle de Laird Hunt !
Han ! J'ai justement hésité à l'acheter car le libraire l'avait affiché en coup de coeur... Mais j'ai décidé d'être raisonnable et d'attendre sagement de l'emprunter à la biblio... En tout cas ton billet m'y engage carrément ! (PS : je savoure ton PS, moi la psychorigide des détails historiques ! Mais tu as une sacrée connaissance des armes, dis moi !)
Je dois ma maigre culture historique sur les armes à mon cher et tendre pour qui c'est une passion :)
Il ne te reste plus qu'à fureter en bibliothèque pour trouver ce super titre à lire prochainement au coin du sapin ^^
Ah tu m'as appris quelque chose au sujet des armes ! En tout cas, le personnage de Constance ne pouvait que plaire à une passionnée comme toi ! Et j'en suis ravie ;-)
Merci encore de m'avoir donné envie de lire ce roman ! Tu as raison : la passion chez Constance ne pouvait que me passionner !
Le sujet est intéressant, mais je ne sais pas si le début me plaira. Je le note quand même parce que ça à l'air vraiment original.
Je fais partie des rares qui ont mis un peu de temps à rentrer dans l'histoire. Tu seras peut-être happée dès le départ, qui sait !
Me voilà plus que tentée...
Très beau billet, en passant.
Merci Marie-Claude ! Je suis ravie de te tenter !
Finalement, j'aime bien ces livres où il faut du temps pour accrocher. J'ai déjà lu de très bons avis sur ce roman. Je n'ai pas trop de temps en ce moment mais il faut que je m'en souvienne quand il sortira en format poche.
Ah oui, il faut que tu le notes ! Je suis sûre qu'il pourrait te plaire !
Rho la la !! tu sais qu'Aifelle a été complètement emballée aussi. Les filles mais quel enthousiasme !!!! Ton billet est formidable (et tes digressions aussi), si le livre est aussi haletant que ce que tu en dis, on va se régaler.
Merci beaucoup de ta participation.
Ah oui, vraiment, c'est un roman qui vaut le coup ! Il mérite bien deux pépites ! J'espère que tu te régaleras !
Bises
Désolée mais je n'ai pas aimé ce roman qui dans certains moments m' a paru peu crédible et l'écriture ne m' a pas interpellée du tout !
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