Rendez-vous poétique avec Charline Lambert et Juliette Bates
02/11/2016
Elle en appelle aux éléments. Tous. Eau et air doivent pénétrer, circuler, penser entre / penser outre sang et boyaux. L'être, ce qu'elle appelle elle, se baigne miraculeusement, non sans la douleur de l'effort et la sensualité du désir dans
[...] des formes d'envergure - lacs, forêts et peaux -, s'enfuit dans leur corps en voluptés d'errance. Au gré de leurs contractures, de leurs élongations.
Elle traverse leurs méridiens. Y cherche le foie qui palpite, pour faire l'hémolyse de ses passions. (p. 11)
Elle goûte à la respiration comme filtre salvateur, membrane aérienne, décloisonnée par excellence, qui dépouille des impuretés d'un être encombré de lui : l'autre, le désir, l'ossature du monde. Elle ne refuse pas la confrontation mais pressent la flamme qui s'agite, dangereuse, comme celle de la lampe les soirs d'étés. Elle s'y caresse, s'y adonne. Violence chatouillée du bout des ailes, "mue par ses instincts de phalène", elle lape avec une curiosité maladive, elle "demande à voir". (p. 43)
Quelque chose la hèle, la halète.
Elle est cette danseuse qui s'élance et déploie les bras, prend ses aises, à deux doigts de flamboyer, perd les bras et devient flamboiement,
Elle part de là, le corps en insurrection. (p. 42)
Aussi, s'affiche-t-elle à l'espace infini pour qu'enfin, désencombrée de limites, se révèlent les contours de l'identité paisible. Elle ouvre les poumons très grands à cette eau, à cet air qui libèrent des scories que le corps, seul, fragilisé, n'a plus la force d'éliminer spontanément. C'est un processus sans fin. C'est l'éclat du processus nécessaire, où porosité devient resserrement à soi, où l'être devient organe respirant par excellence, dans ce mouvement perpétuel d'aérienne gravité.
Depuis le temps, en elle, tout est si naturellement désencombré qu'un jour il ne lui restera que cette gravité d'hélium, cette matière plus ardente que les mots.
Seulement à ce moment, on pourra dire sans mentir qu'elle est là. [...] (p. 39)
Quelle grâce dans cette respirante gravité !
Je ne me lasse pas de lire la poésie rassérénante, lucide, volubile et sensuelle de Charline Lambert, qui me semble contenir - ou plus justement saisir - l'éclat de l'essence vitale. La voix elle-même semble s'être dépouillée depuis Chanvre et Lierre . Elle, qui est cette fois-ci l'auteure, laisse peu à peu de côté les artifices d'un personnage, les atours d'un récit - en somme, le spectacle de la fiction - pour avancer vers une nudité du mot, une transparence poétique - à prendre avec les pincettes de l'italique pour ne pas confondre Elle et Elle - En ce sens, Sous dialyses est art poétique : dépouillement d'oripeaux narratifs, décloisement du poème figé dans sa page vers une circulation entre l'auteur, le narrateur, le lecteur, vers une ouverture à soi, à l'autre, à de nouveaux univers de création à travers le resserrement du mot. Quelle puissante bouffée d'air littéraire, créatrice, ontologique ; nécessaire. Ou, pour le dire avec ces/ses mots plus justes : "Sublime dialyse". (p. 48)
A chaque moment, décloisonner.
Ou mieux éprouver ses cloisons.
Puisse, celui qui la dévoile, en faire de même. (p. 70)
Sous dialyses de Charline Lambert, L'âge d'homme, 2016, 70p.
Histoires Naturelles de Juliette Bates, 2011
Charline Lambert a choisi, en accord avec son éditeur, un collage de David Delruelle pour la couverture de Sous dialyses, à juste titre tant celui-ci questionne et met en lumière certains aspects du texte poétique sans tomber dans l'écueil de l'illustration.
Toutefois, puisque j'avais déjà mis une oeuvre de David Delruelle en regard du premier recueil de Charline Lambert dans ma chronique le concernant, je ne souhaitais pas réitérer avec facilité cette expérience mais plutôt ouvrir de nouveaux horizons. C'est une des raisons qui m'ont poussée à attendre si longtemps entre la rédaction de mon billet et la lecture de Sous dialyses que, pour la peine, j'ai relu plusieurs fois et digéré longtemps. Il fallait sans doute que j'intègre et distille ses mots pour en saisir la portée.
Et puis aujourd'hui, naturellement, j'ai repensé au travail photographique de Juliette Bates, particulièrement puissant, et cela m'a paru une évidence. Dans cette série de 2011, Histoires Naturelles, dont est issue la présente photographie semble sourdre une profonde analogie avec la poésie de Charline Lambert - quelque chose de la nécessaire humilité face à l'expérience insondable du vivre - en même temps qu'elle propose une interrogation différente sur la pérennité et les transformations profondes qu'elle engendre - intégrité, mutation, mort - là où Charline Lambert me semble se situer plutôt dans un éternel présent fugace, au mouvement pourtant cyclique, immuable. Mais ces deux interrogations, dès lors qu'on les met en regard, sont-elles si différentes, s'opposent-elles vraiment ? Tout l'espace d'un dialogue s'ouvre joyeusement - poétiquement.
Belle journée à tous !
Challenge Rentrée Littéraire 2016 chez Hérisson
3ème participation
6 commentaires
Sublimes croisements entre poésie, commentaire de l'oeuvre et photographie, bravo Lili !
Merci Ellettres ! J'espère que cela te donne envie de découvrir ces deux brillantes artistes !
heureusement que ton beau billet existe, avec un titre pareil, j'aurais vite fait de passer mon chemin !
Le titre est très étonnant et déroutant, c'est vrai ! Mais il prend tout son sens en lisant le recueil :)
J'adore cette photo ! Je vais essayer de voir si je ne peux pas trouver ce J. Bates
C'est une femme ;)
Voici son site : http://www.juliettebates.com/
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