Landfall d'Ellen Urbani
23/09/2017
La mort déguisait en intimité nombre d'interactions banales.
Passer après Alexandre Dumas est forcément périlleux ; aussi ai-je entamé Landfall, premier roman de l'américaine Ellen Urbani un brin dubitative, encore pleine des tournures brillamment maîtrisées, bien qu'un peu empesées, du XIXème siècle.
il n'a fallu que quelques pages, pourtant, pour que l'auteure m'embarque auprès de ses deux jeunes héroïnes cabossées, presque homonymes.
Elles symbolisent le changement. La transformation. La conviction que ce qui vient sera mieux que ce qui a été.
On entre dans le vif du sujet avec Rose Aikens, dix-neuf ans. Son univers qui, quelques jours auparavant, se résumait à sa mère Gertrude puisqu'elle n'a jamais connu son père ni cessé de déménager au sein de Tuscaloosa, vole en éclats après un accident de voiture qui la laisse orpheline. Voilà Rose livrée à elle-même, incapable de quitter une paire de baskets épuisées qui appartenait à la jeune fille morte également dans l'accident.
Rosie Howard, puisqu'elle se nommait ainsi, venait de la Nouvelle-Orléans et vivait seule, elle aussi, avec sa mère Cilla. Au moment dès faits, l'ouragan Katrina venait de dévaster la ville et d'anéantir une bonne partie de la population. Bien avant cela, la vie de Rosie était déjà semée d'embûches qu'elle tentait de surmonter, non sans mal.
Toutes deux vont se croiser. L'une part vers la Nouvelle-Orléans, l'autre la quitte. L'une et l'autre cherchent du sens aux grandes épreuves de la vie et le lien qui leur manque : tisser la toile d'une humanité et ne pas se sentir dériver comme des îlots perdus.
D'une manière ou d'une autre, ce réseau de femmes était devenu un havre dans la tempête, une famille de fortune et si une partie pouvait en être sauvée, elle devait s'en charger seule.
Rose et Rosie : deux esprits que la vie a décidé de créer dans la solitude, pour le pire et le meilleur. Fortes, certes, déterminées à se construire, se cultiver, grappiller quelques lambeaux de bonheur mais d'une force contrainte, souvent douloureuse, et d'une lucidité qui ne laisse que peu de place aux idéaux de l'adolescence. Jeunes encore pourtant, méjugeant parfois ces mères faillibles comme tous les moins de vingt ans méjugent ce qu'ils ne peuvent pas connaître et tombant dans les écueils de la séduction ou de la volonté farouche d'indépendance.
Deux élans surtout, deux personnalités complexes, tout comme leurs mères, qu'Ellen Urbani peint avec tendresse telles qu'en elles-mêmes, sans user de fioritures romanesques qui sonneraient faux par goût du trop ou du pas assez. On pourrait presque les entendre, les toucher, les croiser un matin, ces héroïnes pleines de qualités et de défauts, mûres pour leur âge et totalement adolescentes à la fois ; tout aussi vraies ces mères au double visage : intransigeantes et écorchées et, sous la carapace du parent, la chair tendre de la femme jadis abandonnée.
Mèche à mèche, elle avait transformé l'utile en art, faisant du récit d'une tragédie un moment d'une beauté inattendue.
En toile de fond, vient la catastrophe de l'ouragan Katrina. Tout comme pour les vies de ses personnages, Ellen Urbani a le souci de la pondération, du recul et de la pudeur. Lecteur, si tu aimes le sensationnel, passe ton chemin. Étonnamment - ou, devrais-je dire, évidemment-, c'est en éloignant le grandiloquent et le pathétique que l'auteur sait toucher si vivement, tant ce dégradé de gris, au sein d'événements si tragiques qu'on serait tenté de tout voir en blanc ou noir, est riche de pertinence, de cette acuité qui est le signe des écrivains au devenir talentueux.
Si le propos semble dur - et il l'est, soyons francs -, il n'est pas déprimant. A l'image de la libellule dont la symbolique jalonne le récit, Ellen Urbani révèle surtout à quel point les hasards de la vie, aussi violents soient-ils, sont avant tout des étapes vers une aube nouvelle.
L'être ne cesse de devenir, telle est son essence, son mouvement fondamental. Ainsi de ses héroïnes, ainsi de nous.
Vers la lumière, vers un bonheur inattendu.
Landfall d'Ellen Urbani, Gallmeister, 2016, 292p.
11 commentaires
Il a l'air génial, je vais le prendre !
Ahhhh ! Je suis contente ! J'espère qu'il saura te toucher comme ça a été le cas pour moi !
oh j'ai eu ce probleme en passant de Balzac a Manook...mais je n'ai pas eu ton miracle...lol..
en tout cas toute une histoire, deux femmes...oui cela semble trop bien....;)
Héhé ! Cela dit, il m'a fallu les deux premiers chapitres pour cesser de sentir les facilités un peu lourdes du premier romancier et foncer totalement dans l'histoire !
Mais oui, je te confirme : c'est un très beau roman qui vaut le détour !
oh pour moi ce fut l'inverse...apres la belle ecriture de Balzac, je me suis retrouvee avec une plus simpliciste et beaucoup moins recherchee...le choc des generations...lol...
en tout cas je note pour ce roman....;)
Ellen Urbani a l'air de peindre magnifiquement ses personnages (et tu traduis ça très bien). C'est drôle, je n'aurais pas eu envie de le lire ce livre si j'avais lu un résumé sec et impersonnel, mais là je le trouve très prometteur d'après ton avis !
Je t'avoue que c'est pareil pour moi : sans les chroniques d'autres blogueuses très enthousiastes, je n'aurais probablement jamais tenté ce livre. Et pourtant, il vaut le coup ! Rien que pour ça : vivent les blogs !
Wahou purée, ça c'est du billet de compétition; qu'est ce qu'il est beau. Alors forcément on est tentée, même si généralement je ne suis pas fan de la littérature américaine, et pas non plus emballée par les histoires de filles, mais là évidemment, je sens bien que c'est au delà de cela. Est ce que j'ose te dire que je ne connaissais pas du tout cette romancière et que vu mon sevrage je n'en avais pas entendu parler sur les RS.
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Merci Galéa !
Il est sorti il y a un ou deux ans, je crois (mémoire qui flanche), du coup les apparitions qu'il a pu faire au moment de sa sortie commencent à remonter... Ça explique sans doute qu'il ne te dise rien.
En effet, il va bien au-delà d'une histoire de filles - il n'a même rien à voir avec ça, en fait. Les personnages sont certes féminins mais on n'est pas du tout dans un truc superficiel et fadasse (je ne suis pas fan non plus d'histoires de filles, tu l'auras compris !)
Bon courage pour ton sevrage... J'espère tout de même que tu vas vite nous revenir !
J'ai aussi adoré ce roman! Il fait partie de mes bonus dans mon top 10 de 2017!
Il m'a vraiment retournée et je ne m'y attendais pas ! Il faut dire que Gallmester propose souvent de sacrées pépites !
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