Les exilés meurent aussi d'amour d'Abnousse Shalmani
19/11/2018
Au commencement était l'exil.
Parce qu'on ne va pas se mentir : dans les années 80, Téhéran n'est pas exactement un lieu de villégiature bucolique. On est en pleine révolution islamiste et les bombes tombent dans tous les coins. La famille de Shirin, neuf ans au moment des faits, débarque un beau jour à Paris sans rien, si ce n'est eux-mêmes : sœurs, maris, enfants, cousins, cousines, et le grand-père opiomane, tous désormais entassés dans de minuscules appartements où l'intimité et l'espace relèvent du passé. L'aisance et la foi de jadis sont aussi tombées dans les oubliettes ; la solitude et l'aigreur ont pris le relais. La complicité des liens du sang pourraient éventuellement rendre le fardeau moins lourd mais il n'en est rien : Mitra règne en despote, le chinois mène ses magouilles, Tala séduit et se radicalise, Zizi peint et les parents de la narratrice s'écrasent. Bienvenu dans la famille toxique iranienne. Pendant ce temps-là, Shirin évolue en terre inconnue. Elle se cache sous le canapé pour observer le monde et tenter de remettre les pièces du puzzle en place. Elle a tout à (ré)apprendre, à commencer par la langue. A commencer par l'amour.
J'ai longtemps cru qu'en me plongeant dans la France je finirais par avoir son visage. Mais l'exilé n'a pas d'autre visage que celui de l'exil : il ne sera jamais son pays d'adoption, pas davantage que le pays natal. J'ai fini écrasée comme tous les exilés entre un souvenir et un espoir.
Ceci n'est pas une autofiction - je préfère le préciser pour ceux qui, comme moi, se seraient complètement fourvoyés (ou étais-je la seule à être dans les choux ?) - même si, indéniablement Abnousse Shalmani a dû puiser dans sa propre expérience de l'exil pour nourrir son récit.
C'est donc un premier roman et c'est un vent de fraîcheur et de liberté. Au départ, ça fourmille, on ne sait pas trop où donner de la tête : les noms pleuvent, les caractères entrent et sortent tandis que Shirin vit tout très fort, de façon parfois mystérieuse. On n'est pas loin du conte et du vaudeville, du drame et du récit d'apprentissage. La quatrième de couverture parle de réalisme magique et c'est peut-être bien ce qui réunit tout cela pour en faire la cascade bourdonnante de l'enfance à l'épreuve de l'Histoire, qui se faufile et s'ébroue, s'enflamme pour ne pas se tarir. Shirin ouvre les yeux très, trop tôt sur les splendeurs et misères du monde et des siens. Elle chemine non sans heurts à travers les chaos d'une humanité qui, à défaut d'être reluisante, est telle qu'en elle-même : cassante aux entournures, pétrie de ces bonnes intentions qui font les plus gros dégâts, d'espoirs, d'idéalisme ravageur et d'éloquence.
Les idéalistes ne comprennent pas, ou trop tard, que la geste révolutionnaire est un conte, une longue épopée de prince amoureux. Ils ne peuvent concevoir que c'est la littérature qui réussit les meilleures révolutions.
Perdus dans l'océan ou le désert, on a coutume de chercher le nord. Dans sa quête d'une existence résiliente malgré les blessures de l'exil, Shirin trouve l'amour et les mots (et l'amour des mots) (puis les maux d'amour) (rohhh ça va, hein.). On lui dit que c'est inutile, que c'est bourgeois, que c'est égoïste ou méprisable ? Mais c'est précisément pour ça que cela doit être. C'est exactement dans cette sensualité et cette gratuité que se trouvent la liberté et, conséquemment, un beau jour, lorsqu'on parvient à s'élancer, la joie.
Quelque chose me disait que la boue où j'avais grandi était la bonne matière à travailler pour trouver mon vrai visage.
Par ici, le billet de Delphine-Olympe, sans qui je n'aurais sans doute jamais lu ce livre.
15 commentaires
J'ai adoré son premier livre
J'attendais fort ce deuxième
J'ai dévoré 50 pages.
J'ai fatigué (franchement, faut chercher ce qui s'est passé à Paris dans ces années là? pas envie!Les communistes?)
Bref, j'ai abandonné, regardant quand mêem la fin, retenant des trucs sympa sur l'exil, et comme la 4ème parle de réalisme magique, je sens que de toute façon j'aurais eu du mal.
Bon, sans rancune? ^_^
Bon... C'est bien parce que c'est toi hein ;)
Pour ma part, je n'ai pas été dérangé par le fait de ne pas savoir exactement ce qui s'est passé à Paris à ce moment-là.
Je note tout de même que tu as adoré son premier livre. Ça semble donc une valeur sûre !
J'ai lu et aimé Désorientale de Negar Djvadi - du coup, aurais-je l'impression de relire la même histoire ?
Alors là, je ne saurais malheureusement pas te répondre car je n'ai pas lu "Désorientale". Si quelqu'un passe par là et peut répondre pour moi ?...
Un vent de fraîcheur et de liberté, c'est tout à fait ça, tu en parles tellement bien !
Je suis vraiment heureuse qu'il t'ait plu !
Merci, Delphine, pour la découverte ! :*
J'ai aussi lu (et aimé) Désorientale. Où on passe du temps aussi en Iran. A toi de voir. Et je garde ma confiance à Abnousse (son premier roman est dédicacé!!!) et à son grand talent d'écriture qui n'est pas en cause
J'avais très envie de lire Khomeiny, Sade et moi quand il est sorti (je garde toujours cette envie). Là j'avoue que je suis moins tentée. Je préfère d'abord voir comment ça se passait en Iran avant de voir le côté de l'exil en France ;)
Du coup, je ferai le chemin inverse : je découvrirai l'Iran après l'exil ! Mais ne chose est sûre, j'ai maintenant très envie de lire son premier titre, moi aussi. Je viens de voir qu'il est à la médiathèque, youhou !
Très belle critique ! Je ne me serais pas tournée vers ce livre mais ton billet m'invite clairement à changer d'avis.
Cela me fait très plaisir, Mélopée, et c'est vraiment mérité pour ce livre ! A priori, je ne me serais pas tournée vers ce livre non plus sans le billet de Delphine-Olympe, et c'est là qu'on se dit que les blogs ont du bon : nous faire sortir de nos sentiers battus ;)
J'ai toujours Désorientale dans ma PAL, tiens... Donc je devrais d'abord le lire ? (Désolée...)
Si j'en crois le commentaire de Keisha, tu peux lire Désorientale et ce titre d'Abnousse Shalmani à ta guise - et pourquoi pas les deux, tant qu'à faire ;)
En tout cas, je me prononce pour celui que je connais et je te conseille vivement "les exilés meurent aussi d'amour" !
Le billet de Delphine m'avait déjà convaincue et tu en remets une belle couche :-) J'espère le trouver en bibliothèque!
Oh oui, je pense que tu le trouveras sans problème, et il vaut le détour !
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