Silence de Shûsaku Endô
03/05/2020
Je devais vous parler plus tôt de ce roman, terminé depuis quelques semaines, mais j'ai procrastiné à regarder l'adaptation de Scorsese. Heureusement, Lou et Hilde nous offrent un mois supplémentaire pour voyager au Japon. Mon retard n'en est finalement plus un. C'est magique ! S'il y a par ici des retardataires comme moi, il est encore temps de lire, écrire, regarder ou manger nippon jusqu'au 31 mai.
Silence propose une vision du Japon aussi rare qu'intéressante. Au début du XVIIème siècle, qui concorde peu ou prou avec le début de l'époque d'Edo, le pays referme ses frontières. Seuls quelques marchands hollandais sont tolérés du côté de Nagasaki, ainsi que le développe la fin du récit. Tout autre voyageur de tout autre pays est proscrit. Cette interdiction de fouler le sol japonais concerne particulièrement les missionnaires catholiques qui ont tenté d'évangéliser les autochtones quelques dizaines d'années plus tôt. Une inquisition féroce s'est mise en place pour obliger tout catholique, européen ou japonais, à apostasier. Le Japon est bouddhiste et il ne saurait en être autrement.
Dans cette ambiance festive ces circonstances, l’Église de Rome reçoit comme dernières nouvelles de Christophe Ferreira, missionnaire portugais jusqu'ici irréprochable, l'annonce de son apostasie. Trois de ses anciens et fervents élèves, parmi lesquels Sébastien Rodrigues, refuse de croire à ce courrier qu'ils jugent calomnieux. Contre les mises en garde de tous, y compris celle du Supérieur de la mission de Macao, dernier port et dernier bastion catholique avant le Japon, ils décident de se rendre dans ce pays à présent hostile aux étrangers pour poursuivre la christianisation et faire toute la vérité sur le destin du Père Ferreira.
Sébastien Rodrigues incarne, au début du roman, la foi absolue et résolue qui épouse les contours précis des dogmes catholiques. Son dénuement et sa générosité ont comme revers une rigueur et une certaine fierté typique de la jeunesse. Tout cela, pourtant, vacille à l'épreuve d'un Japon qui refuse violemment leur colonisation spirituelle, malgré la conversion marginale mais brûlante de sincérité de certains paysans. Pour mettre toutes les chances de succès de leurs côtés, les inquisiteurs japonais rivalisent d’ingéniosité sadique. Progressivement, une analogie entre le destin de Rodrigues et celui de Jésus, de Gethsémani au supplice de la croix, met aussi bien sur la table la fidélité que l'orgueil et la faiblesse, et entrechoque des contours jadis millimétrés entre foi et religion. Entre tout cela - et c'est déjà costaud, le fameux silence de Dieu est martelé sans relâche, tantôt comme on rouvre une plaie suintante, tantôt comme on revient à la seule source désaltérante.
Le silence de Dieu. Depuis vingt ans déjà, la persécution s'est allumée, la terre noire du Japon a retenti des lamentations d'innombrables chrétiens, elle a vu à profusion le sang rouge des prêtres ; les murs des églises se sont écroulés et, devant cet holocauste terrible et sans merci qui lui était offert, Dieu n'avait pas rompu ce silence. Le reproche gémissant de Kichijiro soulevait ce dilemme.
Le récit, assurément, est très lent et l'on pourrait même trouver qu'il tourne en rond comme l'esprit de Rodrigues tourne en rond dans sa cellule, entre quatre murs imbibés du cri des suppliciés. Ce n'est pas faux mais cela fait sens. Ici la littérature invite à la réflexion spirituelle, nécessairement méandreuse, sans véritable réponse finale - si ce n'est celle, dramatique pour Rodrigues, qu'il n'y a pas de vérité absolue. Elle invite, en outre, à la réflexion historique sur les affres de la colonisation et du fanatisme religieux et donc, conséquemment, à une réflexion sur notre société actuelle. Aucun prosélytisme ni aucun parti pris ne viennent polluer ces questions épineuses et il est heureux que l'auteur ne tombe pas dans cet écueil.
Je n'ai pas accroché immédiatement, en toute franchise. Plusieurs raisons à cela parmi lesquelles ma réticence concernant le choix d'une traduction de l'anglais, non du japonais. Pourquoi un tel choix à l'heure actuelle, tandis qu'il existe une pluralité de traducteurs français-japonais ? Honnêtement, l'impression de lire tout sauf la langue de Shûsaku Endô dont le résultat est ici bancal au début du texte en plus - problème inhérent à toute traduction, par principe, mais d'autant plus prégnant lorsqu'on est sur une traduction de traduction - s'est ajouté à un premier abord fougueux, condescendant et assez peu sympathique de Rodrigues. Et puis le propos fondamental du roman m'a finalement embarquée, à tel point que je repense encore ces derniers jours aux questionnements qu'il a pu susciter.
L'adaptation de Scorsese, quant à elle, propose une très honnête et poignante mise en image du roman, à défaut d'en proposer grand chose d'autre. La lenteur du récit et les journaux de Rodrigues au début et du hollandais à la fin se prêtent très bien aux longs plans-séquences et aux voix off typiques du cinéma de Scorsese. Aussi, si vous avez la flemme de lire le roman ou que mes réticences quant à la traduction biaisée vous rebutent, regarder le film fera très bien l'affaire pour l'essentiel.
Tel le silence de la mer, le silence de Dieu.
18 commentaires
J'ai uniquement vu le film, mais ce que tu dis sur le livre me le rappelle.
Concernant la traduction de la traduction (ce qu'on appelle une traduction "relais") : j'avoue. C'est un choix pertinent, ou plutôt nécessaire, quand on a affaire à une combinaison rare (un exemple au pif: tu dois faire traduire un document grec en gaélique irlandais, il y a peu de chance de trouver un traducteur travaillant vers le gaélique irlandais qui maîtrise le grec, donc tu fais traduire le document grec en anglais d'abord), mais la combinaison japonais-français n'est pas rare. À moins que la traduction n'ait été réalisée il y a longtemps? J'ai déjà lu un roman japonais traduit de l'anglais mais la version française datait des années cinquante je crois, le marché de l'édition n'était pas le même et on avait, me semble-t-il, moins de scrupules avec les traductions...
Merci de m'apprendre que l'on appelle ça une "traduction relais" ! Alors, je ne sais pas exactement quand le texte a été traduit mais quand bien même cette traduction relais date un peu, ne serait-il pas possible d'envisager d'en refaire une maintenant qu'il existe de nombreux traducteurs franco-japonais ?... Je dis ça, je dis rien :p
Héhé excellente remarque. D'autant que les retraductions sont maintenant valorisées et médiatisées, me semble-t-il. Ensuite, j'ai tendance à penser que s'ils ne l'ont pas fait pour profiter de la sortie du film, ils ne le feront pas après... Mais sait-on jamais, si l'éditeur passe par ici et voit cette belle idée :D
Oui, je suis d'accord avec toi : si le film n'a pas donné envie à l'éditeur de refaire traduire ce roman, c'est assez mauvais signe...
Tous les lecteurs se plaignent de la langue et de la traduction. C’est très lourd ! Heureusement c’est vraiment intéressant. Je me souviens aussi de réflexions sur la foi chrétienne, lors de l’emprisonnement. Pas encore vu le film pour ma part.
Ah ben voilà, si tout le monde se plaint de la langue traduite, tu me rassures, je me sens moins seule ! C'est particulièrement prégnant au début du roman, je trouve.
j'hesite a le lire a la voir.....j'ai entendu parler beaucoup d'extremisme....et je ne suis pas adherante a ce genre de lecture...;)
Pour ma part, je trouve le sujet intéressant afin d'y réfléchir mais en effet, c'est assez dur, du coup.
Je ne connais ni le livre ni le film.
Maintenant, tu sais qu'ils existent ;)
je suis totalement imperméable à ce genre de récit sur la foi..
et le Japon, depuis ma dernière lecture, s'est encore plus éloigné de mes envies
mais ton billet fut très intéressant à lire !
Je me rappelle que tu avais peiné avec cette aspect des choses dans Le cartographe des Indes Boréales. Clairement, là, passe ton chemin !
J'ai lu ce roman l'été dernier, j'en garde un souvenir très fort ( je me souviens avoir lu que l'auteur vient d'une famille chrétienne ). Je n'ai pas tenté le film, la violence de la BA m'a arrêtée, celle de la lecture me suffisait ).
Les origines religieuses de l'auteur ne sont forcément pas pour rien dans l'écriture de ce roman. Alors, finalement, je n'ai pas trouvé le film si violent que ça... La violence du roman m'a beaucoup plus marquée.
Pareil, je suis contente de voir le mois du Japon prolongé; En revanche, ni le livre à la traduction bancale ni le film me tente
Tu opteras pour un autre titre alors !
Comme Alys, je me demande de quand date la traduction, parce qu'il me semble qu'il y a quand même beaucoup de livres directement traduits du japonais aujourd'hui.
Je ne suis pas sûre de lire ce livre un jour, mais il a quelques arguments en sa faveur.
Il faudrait vraiment qu'il soit re-traduit et cette fois sans le relais de l'anglais. Ça changerait pas mal de choses.
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