14 de Jean Echenoz
25/10/2012
14 de Jean Echenoz, Les éditions de Minuit, 2012, 124p.
Tandis qu'Anthime pédale un samedi à travers la campagne vendéenne, le tocsin résonne à perdre haleine pour annoncer la déclaration de guerre. Et Anthime de rentrer chez lui aussi vigoureusement qu'il était parti, laissant tomber au passage son livre ouvert sur cette citation providentielle - extraite de Saint Paul, à moins que ce ne soit de Victor Hugo - Aures habet, et non audiet ; "Il a des oreilles mais il n'entendra pas".
Car en effet, les oreilles ont capté les cloches mais elles n'ont pas entendu le danger qu'elles annonçaient. Sur la place du village, Anthime a rejoint ses amis Arcenel, Padioleau et Bossis puis son frère Charles. Tous les hommes s'égayent, se tapent dans le dos, partent boire un coup, persuadés que la guerre ne durerait que deux semaines. Non, ils n'ont pas entendu.
Dès lors, c'est le départ et ce que l'on sait, ou ce que l'on croit savoir de cette première guerre mondiale : la marche, la fatigue, les batailles et les tranchées, les blessures, les morts diverses mais toujours atroces, les femmes qui attendent, le retour qui n'a rien d'heureux et la vie malgré tout qui continue avec étonnement.
14 me fait l'effet d'un petit projectile, furtif certes, mais surtout parfaitement ciselé. On a peine à imaginer de prime abord cerner la guerre de 14-18 en si peu de pages, pourtant cet ouvrage montre que tout est affaire de style maîtrisé. Moi-même dubitative, je n'ai pu que me rallier à la posture narrative qui semblait en effet ne pas appeler plus de détails tant tout était là - des évènements quotidiens à l'énumération précise du matériel militaire. Je ne saurais faire de généralité concernant le style de Jean Echenoz puisqu'il s'agit ici de ma première lecture de cet auteur, néanmoins cet ouvrage est une parfaite expression de l'écriture blanche que les néophytes ont souvent tendance à qualifier de non-écriture - car après tout, qu'est-ce que le style si on lui enlève les envolées lyriques, la subjectivité narrative, les descriptions à tire l'arigot, j'en passe et des meilleures? Et bien, dès lors, vous avez un style incisif, tout en hauteur, en précision et en rapidité. Une sorte de flèche où les longs romans font figure de convoi exceptionnel.
Je ne vous mentirai pas, cependant : j'ai toujours un penchant bien plus prononcé pour les dits convois exceptionnels et même si mon oeil de littéraire de formation reconnait la qualité indiscutable de 14, je ne parviens pas encore tout à fait à déterminer si ma pure subjectivité de lectrice s'est délectée de cette lecture ou s'en est plutôt trouvée frustrée. Après tout, j'ai dans l'idée de cette guerre un marasme profond, une douleur persistante et sourde que je n'ai pas retrouvé dans ce projectile si rondement mené. Et puis cette parfaite blancheur lorsqu'il s'agit d'évoquer les vies brisées mais laisse un peu sur ma faim.
Je n'en regrette pourtant pas ma lecture - intéressante découverte d'un style travaillé, aérien et extrêmement bien mené. A savoir si j'irai spontanément me pencher sur d'autres ouvrages du même auteur, ce n'est pas dit. Il m'a par contre grandement donné envie d'aller voir du côté d'Ernst Jünger dont le récit de cette guerre m'attend justement dans ma PAL.
*
"C'est alors qu'après les trois premiers obus tombés trop loin, puis vainement explosés au-delà des lignes, un quatrième percutant de 105 mieux ajusté a produit de meilleurs résultats dans la tranchées : après qu'il a disloqué l'ordonnance du capitaine en six morceaux, quelques-uns de ses éclats ont décapité un agent de liaison, cloué Bossis par le plexus à un étai de sape, haché divers soldats sous divers angles et sectionné longitudinalement le corps d'un chasseur-éclaireur. Posté non loin de celui-ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-éclaireur coupés en deux comme sur une planche anatomique, avant de s'accroupir spontanément en perte d'équilibre pour essayer de se protéger, assourdi par l'énorme fracas, aveuglé par les torrents de pierres, de terre, les nuées de poussière et de fumée, tout en vomissant de peur et de répulsion sur ses mollets et autour d'eux, ses chaussures enfoncées jusqu'aux chevilles dans la boue"
pp 81-82
Challenge de la rentrée littéraire 2012
Et de 2 !
5 commentaires
Je trouve que son style incisif rappelle celui que Marc Dugain avait utilisé pour narrer l'histoire désespérante des gueules cassées dans la chambre des officiers.
Ah ? Je n'ai jamais lu Marc Dugain, tiens !
J'aime beaucoup Echenoz et suis persuadé qu'on peut dire beaucoup de choses en peu de pages, parfois plus qu'en de nombreuses. Je n'ai pas encore lu 4, mais il me tarde.
Bien sûr, je n'ai pas dit le contraire. Il s'agit juste d'un penchant subjectif pour le plus de détails :)
Ecriture blanche, dites-vous. On est aux éditions de Minuit,l'auberge du nouveau roman. Mais il y a plus chez Echenoz. La limpidité du style n'est pas dépourvue d'humour et même d'ironie. Si vous ne l'avez déjà fait, vous devriez jeter un oeil sur "Ravel", du même auteur, avant d'embarquer à nouveau dans un "convoi exceptionnel".
http://diacritiques.blogspot.fr/2012/10/echenoz-le-magicien.html
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