Madame Orpha de Marie Gevers
05/04/2014
Madame Orpha de Marie Gevers, Espace Nord, 2006 [1934], 258p. (notes comprises)
Voilà. Cela ne m'arrive pas souvent mais je ne parviens pas à parler de ce roman. J'écris deux lignes et j'espace tout car rien ne me convient, rien ne me semble rendre hommage assez justement à ce délicieux roman - car il est délicieux, précisément. Comme l'eau vive, la rosée qui glisse dans le cou, un cornet de glace, l'air marin.
Si Madame Orpha relate la passion interdite qui unit la femme du receveur éponyme à Louis le jardinier, Marie Gevers nous la livre à travers le regard elliptique d'une jeune fille entre enfance et adolescence - et même si elle n'est jamais nommée, cette jeune fille semble bien être l'auteur et le roman, fortement autobiographique. La narratrice ne surprend que peu d'instants volés des amants. Elle entend surtout parler - ses parents, les domestiques, les gens du village -, elle observe les oiseaux amoureux et son étang bien aimé où vivent et meurent les saisons ; elle lit aussi beaucoup et les dictées de Télémaque de Fénelon égrainent les chapitres. La passion ne nous est donc livrée que par bribes au milieu d'autres bribes (amateur de romances, passe ton chemin) et c'est peut-être bien le devenir-femme qui se dessine comme véritable héros du roman.
C'est étrange car, lorsqu'on entre dans un roman de Marie Gevers, il nous semble glisser sur une petite barque, dans une aube de printemps. Le style est doux, poétique ; le propos presque anecdotique et d'une tendresse qui nous fait retomber en enfance.
"Ce matin de printemps, enveloppé de buée claire, semblait lui-même le bourgeon odorant de la grande fleur bleue que serait le ciel à midi." p. 34
Et puis, plus on avance, plus des détails savamment distillés, des tournures de phrases, des morceaux épars interpellent notre regard critique et l'on commence à saisir toute la texture profonde et les ramifications multiples du récit. Outre le caractère initiatique du roman, ce fameux devenir-femme évoqué ci-avant sur lequel se conclut le texte comme une ouverture à la perpétuation des passions amoureuses,
"Ce flambeau de l'amour, quand il tombera des mains d'Orpha, une autre le ramassera, puis une autre, une autre... et un jour ce sera moi.
Ainsi parlait Eve
Ainsi parlait Eve
Ainsi parlent les filles d'Eve." p.232
Marie Gevers nous emmène pour une promenade au fil de la mémoire où l'écriture se joue de ses miroitements (j'aime ce terme employé par Véronique Jago-Antoine qui commente en fin de livre), de ses errances - feintes par la plume pour mieux les révéler - et du jeu des langues. Le pacte d'écriture ouvre le chapitre 2 et le lecteur est ainsi prévenu des futures circonvolutions :
"Je me rappelle tout ce que j'entendais dire des amours d'Orpha et Louis, tout ce que j'observais moi-même. Mais je ne m'en souviens ni quand je le voudrais, ni comme je le voudrais.
C'est comme pour les morceaux de piano, dont on m'obligeait à étudier cent fois les passages difficiles. Il me suffit aujourd'hui d'en jouer les deux premières notes pour que mes doigts retrouvent le tout ; - à condition de ne pas penser à ce que je fais, à condition, que ma main seule travaille. [...]
Pour percevoir l'histoire d'Orpha et de Louis, il me faut la chercher, non directement dans le passé, mais parmi les choses d'alors, c'est-à-dire dans ma vie d'enfant au jardin de mon père, que Louis cultivait". p. 17
Merveilleuse illusion que celle de l'écriture spontanée au fil des souvenirs. Si merveilleuse illusion offerte au lecteur. De même la langue entre flamand et français est l'occasion de rêveries douces. La narratrice comprend le flamand mais ne l'écrit pas. Ses parents parlent et lui enseignent le français. Aussi, sa compréhension du flamand est lacunaire et poétique. Un mot inconnu trouve tout son sens dans l'esprit enfantin en une métaphore exactement précise.
"Cette dualité était favorable au rêve dont je nourrissais mon âme. Quand maman dit "Het keven is maar een bul" (le vrai mot est "bulk" mais elle patoisait). Het keven is maar een bul - La vie est une fumisterie - je traduisais bien correctement "la vie n'est qu'une...", mas le mot suivant m'échappait. Je le prenais dans le sens français : "la vie est une bulle". Le symbole de la vie m'est resté, pour longtemps, la bulle de savon irisée, merveilleuse, passagère, qui péri soudain : il faut se hâter de l'admirer et de jouir de sa belle couleur" p. 43-44
En y pensant, ce sont peut-être bien les mots aussi, les héros de ce roman. La passion poétique des mots. Profiter inlassablement de leurs belles couleurs et la littérature comme la tentative de garder à jamais leurs bulles irisées. Marie Gevers, malgré tout, ne fige pas. Tout, chez elle, semble couler comme l'eau - élément qui lui est si cher et que l'on retrouve partout dans son œuvre. Douce, douce Marie Gevers.
Merci à Charline pour ce cadeau lors de notre swap de Noël !
Participation pour le mois belge d'Anne et Mina, en ce jour consacré à un classique !
En lecture commune avec Mina
12 commentaires
Waouh, quelle conclusion !!
J'aime beaucoup le passage sur le français et le flamand, et la douceur du reste semble apaisante.
Une grande douceur en effet ! Sous laquelle se cache néanmoins bien des réflexions pertinentes et passionnantes. Comme toi, j'ai particulièrement été interpelée par celle des mots et des langues, de leurs parallèles et des rêveries qui peuvent mener de l'un(e) à l'autre.
Merci pour ce cadeau ma douce !
Je ne sais pourquoi je n'ai jamais lu Orpha mais par contre "dans les champs" m'avait enthousiasmee. J'aime sa symbose avec la nature dans chacun de ses romans.
J'aime également beaucoup cette harmonie entre l'être et la nature ! C'est une deuxième lecture de Marie Gevers pour ma part mais j'espère bien découvrir encore d'autres de ses titres. Je note celui que tu as aimé :)
Bel article, qui restitue bien la douceur de ce roman (je pense que c'est ce que j'en retiendrai également, ainsi que quelques sensations glanées au fil des pages). J'aime beaucoup les extraits que tu as choisis et ta conclusion. Il me semble qu'outre les mots, le jardin semble lui aussi être le héros du texte, celui qui fournit l'alphabet pour dire cet amour et cet apprentissage en quelque sorte.
Merci pour cette lecture commune et la découverte de cette si belle plume. :)
Tu as tout à fait raison sur la question du jardin, et de l'étang. Il semble - du moins avec la maigre expérience de ma précédente lecture de l'auteure - c'est là un de ses leitmotiv. Les éléments naturels semblent souvent les catalyseurs des émotions et aident à appréhender les évènements, les mystères, les douleurs de la vie. Mais comme j'en avais beaucoup parler pour ma chronique précédente, j'ai préféré ici appuyer d'autres éléments. En tout cas, j'aime qu'il y ait toujours quelque chose à dire, à creuser, à discuter sur un(e) auteur(e) : c'est dire qu'il est de qualité !
Merci également à toi pour ce partage de lecture, Mina !
J'ai hâte de lire cette auteure et j'espère le faire ce mois-ci
Une belle plume poétique donc...
Oui, très belle plume! J'espère que tu apprécieras !
Pour quelqu'un qui ne savait pas quoi dire sur ce roman, ça donne un beau résultat quand même ! Et une grande envie de découvrir ce livre ! ;-)
Comme je disais à Mina, en général quand je bute pour commencer un article, de le "dire" me débloque un truc héhé ^^
J'espère que ce roman te plaira ! Pour ma part, j'ai hâte de découvrir la suite de l’œuvre de l'auteure.
Pareil que Anne, pour quelqu'un qui ne savait pas quoi dire, tu nous offre un très beau billet. Quant à moi, j'avoue que ce genre de roman ne m'attire pas. Mais qui sait ?
Merci Manu ! Peut-être que cela te tentera un jour, on ne sait jamais :)
Les commentaires sont fermés.