Kafka sur le rivage de Haruki Murakami
04/10/2014
Kafka sur le rivage de Haruki Murakami, traduit du japonais par Corinne Atlan, 10/18, 2007, 638p.
Puisque toute tentative de raconter un roman de Murakami se heurte à la complexité de son univers, je vais biaiser et commencer par raconter ma vie de lectrice.
Murakami me fait invariablement penser à Paul Auster - et inversement. Pourtant indéniablement fort différents, ils sont tous deux à mes yeux parmi les plus grands conteurs contemporains. Quel que soit l'univers délirant dans lequel ils se proposent de nous balader, on ne peut que suivre, la bouche entrouverte et l'air béat d'un petit garçon à Disneyland. Notre œil n'est évidemment pas dupe : béat ne veut pas dire stupide. Nombreux sont les défauts de ces deux romanciers que je repère systématiquement à trois kilomètres. Mais allez savoir pourquoi, ça ne m'empêche pas de tomber dans le panneau comme une débutante. Ils font tous deux appel au souvenir enfantin des histoires racontées avant de dormir et réveillent l'imagination débordante qu'elles déployaient. A chaque fois, donc, je me laisse emporter et je savoure sans prétention. Le petit bémol se trouve généralement être la fin, que je trouve bien souvent très moyenne. S'ils possèdent avec brio l'art du conteur comme personne, je reproche souvent à Murakami et Auster d'avoir l'art du scénariste plutôt laborieux et, tout le chemin parcouru au fil des pages, est souvent déçu chez moi par une pirouette finale artificielle et peu convaincante. Il se trouve que ce Kafka sur le rivage ne m'a pas apporté cette habituelle déception. Je l'ai apprécié de bout en bout et, il me semble, qu'il y a là un des romans de Murakami les plus complexes, les plus aboutis que j'ai pu lire jusqu'alors.
A la rencontre l'un de l'autre, Kafka Tamura et Nakata partent en quête sans le savoir de la boîte de Pandore. Le premier est un jeune adolescent particulièrement droit, responsable et stoïque - ainsi poussent les personnalités qui portent le poids d'antiques malédictions. Comme Œdipe, il fugue pour ne pas tuer son père et ne pas consommer l'inceste avec sa mère qui l'a jadis abandonné. Comme Œdipe, c'est un fuyant le destin que, pas à pas, il s'y enfonce tout à fait. Le second est un vieil homme simple mais doué pour comprendre les chats et les signes imperceptibles de l'univers. Ainsi, il sait sans mot dire lorsqu'il doit quitter sa ville pour l'île de Shikoku - sans encore la nommer, lorsqu'il doit tuer, lorsqu'il doit ouvrir ou fermer la porte de l'entrée ; lorsqu'il doit agir, en somme, en accord avec les nécessités du destin. L'un fuit, l'autre part à la rencontre. Tout deux vont à l'aveugle et répondent à un appel plus fort qu'eux qui les invitent à trouver la clé de l'énigme primordiale : l'énigme de soi.
L'ensemble de ce roman est une poupée russe de métaphores hallucinatoires. Tout ce que je dirai ici ne sera qu'une partie microscopique de l'iceberg passionnant que monte ici Murakami - et encore, il s'agit d'une partie émergée du dit-iceberg en considérant que je ne suis pas complètement à côté de mes pompes dans mon interprétation. L'enjeu majeur, disais-je, me semble être la quête de soi. S'il est question de fatalité tragique en ce qu'il n'apparait pas possible de se départir d'un mouvement primordial enclenché bien avant tous, il est surtout question d'acceptation ; de joie et de force dans cette acceptation. La confrontation à la fatalité n'est ni misérable ni écrasante. Nos protagonistes ne s'y abîment pas comme notre esprit occidental pourrait s'y attendre. Ils saisissent au contraire la vague du destin pour se laisse guider et ainsi, passer le courant. Ils surfent, à l'image du frère d'Oshima, plutôt qu'ils ne combattent (toute comparaison avec le wu wei taoïste est évidemment fortuite). C'est peut-être dans cette optique que la parenté avec Kafka prend son sens : la confrontation au destin est métamorphose vers un nouvel état renouvelé de l'être. Je sens bien qu'il y aurait bien autre chose à dire sur tout ce que Murakami tisse avec Kafka mais, n'étant malheureusement pas connaisseuse du Tchèque, mon maigre parallèle s'arrête là.
De manière générale, il y aurait bien autre chose à dire sur à peu près tout dans ce roman. Je n'ai pas même résumé vraiment : tant de choses seraient encore à développer sur les autres personnages et leurs implications. Je n'ai fait qu'effleurer du bout de l'index la feuille d'un nénuphar lorsque sa racine se creuse encore si profonde sous elle (poète tout pourri du samedi matin, bonjour). J'aurais également pu soulever les quelques défauts récurrents de Murakami que j'évoquais au préalable. Mais, lorsqu'on attaque un roman, on a finalement besoin de peu d'informations : Savoir que l'on pénètre dans un univers étonnant, entre chien et loup ; entre rêve et réalité ; entre culture occidentale et orientale ; entre des mondes envoûtants, savoir qu'il n'est pas parfait et qu'ici et là s'égrèneront les signes de l'humanité de l'auteur, savoir que ce n'est vraiment pas le plus important, savoir que quoiqu'il en soit et malgré tout ce que pourraient en dire les littéraires un peu pédants, Kafka sur le rivage est un roman riche, passionnant et pertinent qu'il s'agit de lire comme un excellent conte intemporel.
Cette lecture me permet de valider deux challenges chez Bianca :
Celui d'un pavé par mois dont voici ma participation d'octobre
Et celui des 100 livres à avoir lus au moins une fois dont c'est la 15eme participation
Et tant que j'y suis, je valide aussi une première participation au challenge écrivains japonais chez Adalana !
16 commentaires
Et paf. Ca me donne envie de retenter un Murakami ! Quand j'ai essayé de lire deux de ses bouquins, ça m'a franchement ennuyée et j'ai eu du mal avec la "suspension consentie de l'incrédulité" comme dirait l'autre. Je vais m'en tenir à ton billet pour l'instant (je préfère de loin ta langue à la sienne, gloups), mais je note consciencieusement "Kafka sur le rivage" dans un coin de ma tête !
"La suspension consentie de l'incrédulité", quelle géniale expression ! Coleridge était bien inspiré ce jour-là ! Effectivement, il faut accepter deux trucs chez Murakami : d'entrer vierge dans son roman pour se laisser guider où bon lui semble sans former d'attentes ou de questions particulières ; et d'être potentiellement déçu à la fin (en tout cas, c'est ce deuxième point que je dois prendre garde d'accepter avant de lire un de ces romans car ça a de fortes chances d'arriver).
Merci de préférer ma langue à la sienne, hihi ! Un jour prochain, je retenterai l'écriture d'un roman gniiiiiii !
À fond ! :D Eh bien, à mon tour je veillerai à accepter ces deux éléments avant de réessayer.
Et pour ton écriture d'un roman, je plussoie, j'encourage !!
Héhé ! Tu seras ma première lectrice quand l'envie se fera sentir de retenter l'aventure !
Coucou Lili!!! Tu dis que tu n'as pas le temps d'écrire mais quand tu nous concocte un billet il est toujours complet et loin d'être bâclé. Moi je n'aime pas Paul Auster, il m'agace. Pour ce qui est de Murakami, j'ai lu quelques uns de ses romans et j'ai aussi trouvé le dénouement souvent médiocre (pour être gentille). Peut-être retenterai-je un jour de lire l'un de ses romans mais les derniers m'ont tellement déçus que j'avoue ce n'est pas une de mes priorités. Et pourtant, tu en parles si bien. Lol je suis aussi entièrement d'accord avec Charline, je préfère d'avantage te lire.
ça me fait penser, j'ai retenté de lire la "suite" de la saga gothique de la légende de Bloodsmore. Toujours pas convaincue par l'auteur, je trouve qu'elle fait du remplissage et que l'historie est toujours trop décousue. Et puis, on a l'impression que le livre ne débute jamais. Bisous
Merci de ton passage Missy, ça faisait longtemps ! Je suis bien contente de te lire.
Je peux tout à fait comprendre ton agacement à l'égard de Paul Auster ou Murakami. Il m'est aussi arrivé de tomber tellement de haut avec une fin bâclée (qui me donnait l'impression que le roman avait été écrit au fil de la plume sans se préoccuper de sa fin) que ça a gâché toute ma lecture. Mais il n'en reste pas moins que j'aime de temps à autre me laisser bercer par leurs talents de conteur hors pair le temps bref d'une lecture. En l'occurrence, j'ai trouvé que "Kafka sur le rivage" était particulièrement un bon cru de Murakami.
Pour ma part, j'ai la suite de la série gothique de Oates dans ma PAL depuis un bout de temps mais je ne l'ai pas encore attaquée... Je crois que c'est le genre de lecture qui réclamera de ma part une certaine disponibilité d'esprit. Ce n'est donc pas pour tout de suite !
Je n'ai pas encore lu Murakami ni Paul Auster d'ailleurs, leur tour viendra !
Ah oui, qu'on aime ou pas, ce sont là deux auteurs à découvrir absolument ! J'espère qu'ils te plairont :)
J'aime ton analyse sur ton ressenti de lectrice. Je n'aurais jamais pensé à comparer Auster et Murakami mais... pourquoi pas?
"La suspension consentie de l'incrédulité" ne me gêne pas! Au contraire, c'est ce qui me plaît dans Murakami. Je n'ai lu pour le moment qu'un livre de lui et je l'ai aimé mais curieusement je n'ai pas encore eu envie de m'y remettre. Peut-être avec celui-ci puisque tu dis que pour une fois la fin ne t'a pas déçue.
Moi aussi, j'aime assez me laisser embarquer dans un univers étrange et évoluer à tâtons au gré des personnages. C'est en ce sens que je compare Murakami et Auster ! Mais je comprends que tu n'aies pas encore envie de t'y remettre : il faut être dans la disposition d'esprit adequate pour apprécier ce mode de lecture. Lorsque l'envie te sera venue, c'est effectivement ce titre que je conseillerais pour quelqu'un qui veut lire Murakami :)
J'ai juste lu 1Q84 de cet auteur... Même si j'ai eu ma période Paul Auter, je ne suis pas sûre de lire celui-là. En revanche, j'ai acheté autoprotrait de l'auteur en coureur de fond
J'ai également lu la trilogie 1Q84. Autant les deux premiers volumes m'avaient plutôt emballée - justement par cette capacité à emmener complètement le lecteur dans un univers parallèle hors du commun, autant la fin m'avait justement déçue. J'ai trouvé que cela tombait comme un cheveu sur la soupe et manquait franchement de consistance après toutes les pistes lancées au fil de la trilogie. J'ai entendu parler de "Autoportrait de l'auteur en coureur de fond". Hâte d'en lire ton avis, Maggie !
J'avais adoré ce roman mais bizarrement, je n'en garde que des images. L'histoire en tant que tel m'échappe. C'est probablement parce que, comme tu dis, il y en a plusieurs. Mais l'atmosphère, elle je m'en souviens très bien.
En y réfléchissant, c'est un peu l'effet que me font aussi les livres de Murakami. Si je repense à ceux que j'ai déjà lus, une bonne partie de l'histoire m'échappe mais je me rappelle précisément l'univers, l'atmosphère, toutes ces sensations qui se dégagent de se plume. C'est ce qu'on appelle un sacré écrivain !
Je suis Fan de Murakami et Kafka est pour moi ( pour le moment car je n'ai aps encore tous lu) le meilleurs, je trouve ta référence aux poupée russe bien trouvé :)
C'est aussi le meilleur que j'ai lu de lui pour l'instant pour moi :)
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