Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach
07/04/2015
Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, Espace Nord, 2012 [1892], 208p.
Hugues Viane souffre d'un veuvage qui n'en finit pas. Tout est sanctuaire de la morte dans son intérieur feutré et profondément solitaire ; la ville même de Bruges révèle sans cesse sa peine et sa soumission à la douleur. Bruges qui, elle-même, ne vit plus tellement. Grise, monotone et baignée des eaux d'une Ophélie fantasmée ; dont les bâtiments découpent sur le ciel leurs dentelles mélancoliques : Bruges est l'affirmation consolatrice du deuil de Viane et la présence caressante de la morte.
"Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets(1). Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer." (Chap. 2)
Un beau jour, sur l'un des quais de cette Bruges-la-Morte, le regard de Viane croise la morte revenue : c'est un étourdissement d'abord, une sorte de possession qui le fait suivre ce corps tant aimé, fantomatique, jusque dans un théâtre où il ne mettait plus les pieds depuis dix ans. Puis cela devient une passion illusoire. Il entretient progressivement ce sosie tant chéri sans l'ombre d'une mauvaise pensée puisque, dans son esprit, c'est sa femme défunte qu'il continue d'aimer. Mais le vernis de l'adoration craquelle peu à peu, à mesure que sous le corps semblable émerge le caractère bien différent de la danseuse vivante pleine de verve, d'ironie et d'indélicatesse.
"Hugues se sentait un malaise d'âme grandissant ; il eut l'impression d'assister à une douloureuse mascarade. Pour la première fois, le prestige de la conformité physique n'avait pas suffi. Il avait opéré encore, mais à rebours. Sans la ressemblance, Jane ne lui eût apparu que vulgaire. A cause de la ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce impression de revoir la morte, mais avilie, malgré le même visage et la même robe - l'impression qu'on éprouve, les jours de procession, quand le soir on rencontre celles ayant figuré la Vierge ou les Saintes Femmes, encore affublées du manteau, des pieuses tuniques, mais un peu ivres, tombées à un carnaval mystique, sous les réverbères dont les plaies saignent dans l'ombre." (Chap. 7)
A mesure que Viane s'englue dans cette passion avilissante et destructrice, à mesure qu'il devient un "défroqué de la douleur", Viane entend la ville lui souffler son mensonge et sa faute. Qu'il est dur de vouloir croire tandis que tout crie l'illusion et éclabousse le péché ! Que peut répondre le pécheur à l'abîme qu'il a creusé et comment rétablir l'ordre éternel ?
Illustration de Marin Baldo (1910)
Quelle merveilleuse découverte ! Je ne me rappelle pas avoir jamais lu de roman symboliste - mouvement plus connu pour sa poésie érudite et virtuose que pour sa prose - mais celui-ci restera sans aucun doute longtemps dans ma mémoire. Il est extrêmement court : une centaine de pages à tout prendre (les autres, dans toutes les éditions, étant des notes, préface et postface à tout va pour éclairer le lecteur ravi) mais condense avec une intelligence profonde les liens entre toutes choses du monde.
Tout semble être jeux de miroirs et de dissemblances ; regards projetés et renvoyés avec un étrange éclat terne et mélancolique. Viane et la ville compose un deuil idéalisé - la permanence de l'amour par-delà la mort - et morbide - tout cet entretien de la morte en chaque chose, ce musée macabre dans chaque pièce de la maison frise la pathologie psychiatrique - à tel point que la ville est un certain visage de Viane. La défunte, quant à elle, jamais nommée et toujours idéalisée elle-aussi, joue une nouvelle vie en le corps de Jane la danseuse. Jane, la presque morte mais avilie ; transgression suprême du souvenir parfait ! Toutes les images disséminée dans le romans jouent sur le contrepoint de l'idéal et de la perdition ; de la perfection et de l'opprobre : sur la délicieuse esthétique fin de siècle, en somme !
J'ai gouté cette esthétique avec une joie totale, dans une sorte de lenteur extatique que me semblaient réclamer le style et le décor d'une Bruges dont je me demande, à présent, à quoi elle peut bien ressembler vraiment. Qui sait, j'irai peut-être un jour voir de mes propres yeux ses fameux quais orphelins de la pulsation de la mer et penserai à Viane !
Souvenir de Bruges de Fernand Khnopff (1904)
Le mois belge d'Anne et Mina, édition 2015
Rendez-vous autour d'un classique
12 commentaires
Quand on visite Bruges aujourd'hui, c'est grouillant de touristes si bien que Bruges la morte n'a rien éveillé en moi dans l'atmosphère si on compare avec aujourd'hui.
Mais je veux bien croire qu'à l'époque c'était bien difficile. D'ailleurs le volume édité chez labor reprend des textes qui montrent bien cette ambiance "pesante" de l'époque.
Comme toi j'ai adoré ce livre.
Je suis allée à Bruges lorsque j'avais une dizaine d'années en fait, mais je n'en ai aucun souvenir. Dans mon édition également il y a de nombreux textes en annexe, qui illustrent bien l'atmosphère de la ville :)
La ville de Bruges elle-même a un côté un peu muséal et elle est très féminine (contrairement à une autre grande ville de Flandre, Gand, à qui on prête un caractère plus masculin). Si tu lis un roman de Pieter Aspe, tu retrouveras Bruges, qui tient une belle place aussi dans ses livres, au même titre que les héros humains !
J'ai effectivement commandé un roman de Aspe pour le rendez-vous autour d'un polar ! J'espère avoir le temps et l'envie de le lire d'ici là !
C'est vrai que Bruges ne m'a pas paru très morte lors de ma visite et que tu n'y retrouveras pas forcément cet esprit, mais c'est une très belle ville. Tu m'as en tout cas convaincue de lire ce roman, dont tu parles si bien, et d'en prendre le temps.
Oui, c'est un roman qui se lit dans la douceur et en savourant. Je suis contente de t'avoir donné envie de le lire :)
Mélancolie, symbolisme...ah, ça me plaît comme atmosphère ! Je trouve cette idée du mois belge vraiment géniale. Je me joindrai à vous l'an prochain :)
Oh oui, il faut te joindre à nous l'an prochain ! C'est toujours l'occasion de belles découvertes, comme lors du mois québécois ^^
J'avais trouvé magnifique ce roman ! Est-ce qu'il y avait des photos dans ton édition , Tu n'en parles pas...
Non malheureusement, il n'y avait pas d'illustrations dans mon édition...
Et bien tu me donnes sacrément envie de découvrir ce classique que je ne connaissais absolument pas ! Merci pour cette chronique !
Je suis ravie Moglug ! Je suis sûre que ce beau roman saura plaire à ton œil exigeant !
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