Jours de tremblement de François Emmanuel
12/04/2015
Jours de tremblement de François Emmanuel, Points, 2013, 203p.
Sur le Katarina a embarqué une tripotée de touristes divers et variés mais surtout hauts en couleurs : un écrivain énigmatique et fréquemment alcoolisé, des américaines un peu pimbêches, deux italiennes qui ne mâchent pas leurs mots, une jeune femme attentive auprès d'un vieux mourant et notre narrateur dont le lecteur ignore tout si ce n'est qu'il est documentariste. Au fil des escales du Katarina, ce dernier ambitionne de filmer les oiseaux exotiques des côtes africaines. Malheureusement, cette croisière de luxe en pays fantasmé va tourner court. Quelques changements s'immiscent progressivement dans le quotidien, que les passagers ne voient pas ou ne veulent pas voir. On reste tourner vers soi-même ; on veut croire encore que tout est possible. Mais le coup d’État qui a pris la terre prend aussi la mer : une bande rebelle prend possession du bateau et chacun se métamorphose au contact de cette violence nouvelle. D'observateur des oiseaux, notre narrateur devient observateur de la faune encore plus étrange des hommes.
Soyons tout à fait francs : je ne sais absolument pas quoi vous dire de ce roman. Je suis restée d'une froideur de marbre à son contact et ces longues phrases amples, pleines d'une successions de virgules étourdissantes censément propice à nous rendre pleinement acteurs de l'abordage en train de se faire n'a fait que m'éloigner bien loin sur d'autres vagues. Je saisis bien le projet littéraire à mi-chemin entre l'immersion totale et le temps suspendu. Une espèce de volonté ambitieuse de rendre compte du déferlement d'actions en même temps que de la torpeur de ceux qui les vivent. Malheureusement pour moi, je trouve pénible d'ériger en style virtuose cet espèce de gimmick éculé qui consiste à enchaîner les virgules pour mettre en lumière je ne sais quoi. Même s'il y a sans doute là une forme de talent pour parvenir à créer de ce flot incessant une unité, il y a surtout là une pose littéraire à la mode qui a le don de m'ennuyer en un quart de seconde. Du coup, mon avis est biaisé parce que la forme même du roman est typiquement de celles qui me déplaisent. François Emmanuel a donc réussi le tour de force, grâce à cela, de me raser avec un sujet qui, pourtant, avait tout au départ pour me passionner. On peut considérer que c'est une forme de réussite, en un sens !
Et puisque mon avis est d'une partialité éhontée, je vous laisse ci-après l'incipit du roman pour que vous vous en fassiez votre propre idée. Les 200 pages du roman sont, grosso modo, une succession sans fin de ça :
De toute façon le commandant de bord le savait, tout le personnel était au courant, parce que ce devait être une pratique habituelle vers le début de la croisière, une petite attraction clandestine sollicitée en douce par certains clients, qui n'étaient peut-être venus que pour ça, et qui se retrouvaient au bar du solarium avec le nommé Jean-Noël Saintz, responsable de l'hôtellerie, celui-là même qui jurerait ses grands dieux de n'y être pour rien, mettant cela sur le compte de l'Afrique, des petites combines à l'africaine, du grand bordel ambiant... Et quand au soir du deuxième jour de la croisière elles étaient entrées toutes les trois dans la salle à manger du bateau avec leurs airs candides, vaguement intimidés, leurs jupes satinées moulantes et leur démarche vacillante à cause des chaussures à talons aiguilles qui les faisaient ressembler à des filles de bar, comme les Blancs les aiment et les imaginent, à la fois faciles et fatales, charnelles et vaguement intouchables, harnachées de breloques, ceinturons, chaînettes, lorsqu'elles s'étaient installées ce soir-là à la table inoccupée en faisant mine de converser entre elles le plus naturellement du monde, d'échanger leurs petits secrets comme les grandes filles qu'elles étaient encore, écolières déguisées en girls, à la fois inquiètes et vaguement excitées, j'ai vu pâlir les Américaines de la table d'en face, j'ai vu la stupeur chez ces deux bigots évangélistes, toute la fascination horrifiée qu'éveillait en elles l'irruption de ces jeunes beautés noires habillées en girls, tandis que l'une des deux, la blonde ou plutôt la fausse blonde avec des lèvres rouge vif, s'était mise au-dessus du brouhaha : but who are they those... who are they ?
Et ben, je sais pas vous, mais moi, quand je lis ça, j'ai l'impression de voir très distinctement l'auteur se toucher la nouille. Sur ce, le voyeurisme littéraire, ce n'est pas mon truc.
Le mois belge d'Anne et Mina, édition 2015
2ème lecture
14 commentaires
Mouahaha !! J'adore ta conclusion, l'auteur qui se touche la nouille !! Tu es éblouissante, Lili, j'adore. Bon, blague à part, je me dis que Françoise Lalande, dans le roman sur Germain Nouveau, pratique la période à virgules aussi, j'ai dû m'y habu-ituer mais ça ne m'a pas dérangée, je pense que ça servait le sujet. Mais le sujet ici présent ne m'intéresse pas des masses,, donc je passe. Quant au côté poseur... eh bien François Emmanuel est le frère de Bernard Tirtiaux, autres écrivain (et maître-verrier) belge et je pense bien que les deux messieurs les ont un peu là, si tu vois à quel endroit du corps je me situe... ;-)
Hihi, je situe bien, Anne :D
Les longues phrases en virgule ne me dérangent pas a priori quand on en abuse pas et que ça ne devient pas une pose. Or ici, c'est vraiment l'impression que j'ai eue, c'est dommage.
OMG je voulais écrire m'y habituer, que s'est-il passé !
Je pensais que c'était un trait d'humour, moi ! (bon, dont je n'avais pas exactement identifié la teneur, je dois l'avouer)
Et aussi "autre écrivain" sans S (je crois que je ne touchais pas bien le clavier...)
Ce n'est pas moi qui te jetterais la pierre de la faute d'accord horrible :D
Je confirme, j'adore tes chroniques orientées et quand un auteur parvient à t'agacer à ce point : c'est dommage pour toi, mais ta créativité lexicale est un régal à lire, contrairement à cet extrait. ;) C'est typiquement face à de telles phrases que j'ai envie de rappeler à l'auteur de respirer : il y a au moins des virgules pour marquer des pauses, mais une telle succession d'énumérations et d'incises... De quoi mourir d'ennui et d'asphyxie.
De quoi mourir d'ennui et d'asphyxie : tu as exactement synthétisé ce que j'ai tenté d'exprimer de manière plus fleurie (c'est normal, c'est le printemps !). Mais je suis ravie qu'à défaut de l'extrait, tu prennes plaisir à lire mes chroniques, héhé !
coucou, cela n'a rien à voir mais pourrais-tu me rappeler ton adresse postale en m'envoyant un courriel à jemelivre[at]gmail.com s'il te plaît. C'est pour que Sandrion puisse t'envoyer mon exemplaire d'Amours de Léonor de Récondo. Bisous
Je fais ça tout de suite !
Je comprends la sensation d'asphyxie et d'ennui, comme l'exprime Mina. Et l'agacement que ce type d'écriture peut produire. D'autant que François Emmanuel n'est pas l'auteur le plus simple à aborder : je dirais que ce n'est pas l'auteur qu'on lit pour le simple plaisir de lecture. Enfin, je pense que c'est un auteur qu'il faut creuser pour l'apprécier vraiment... Personnellement, je l'ai étudié à l'université (j'ai suivi un séminaire entier qui lui était consacré) et le fait d'analyser ses textes m'a permis d'apprendre à l'apprécier. Ce qui me rend curieuse de découvrir ce roman, je le reconnais ;-) D'autant que je suis dans une période "bateaux-croisières-ornithologie" (depuis ma lecture de "Ma vie de pingouin" de Katarina Mazetti, je me dirige inconsciemment vers ça) !
Je vois tout à fait ce que tu veux dire, Nadège. Effectivement, certains auteurs se savourent plus d'un œil littéraire que d'un œil de lecteur. Néanmoins, l'essentiel, pour moi, reste dans l'alliance de ces deux postures. Reconnaître le projet littéraire d'un auteur et saluer son exécution ne me suffit pas si, par ailleurs, le livre me tombe parfaitement des mains. Et c'est un souci que j'ai tout particulièrement avec les auteurs contemporains. Un grand classique peut être ardu à lire par la complexité de son style, il n'en reste pas moins que je me délecte de chaque phrase. Ici, franchement, j'ai ressenti la pause littéraire à plein nez dès le départ et ça m'a profondément ennuyée - probablement plus que l'enchaînement des virgules en tant que tel. Je déteste plus que tout sentir de la prétention chez les écrivains.
Gloups ! Désolée pour ce cadeau empoisonné, du coup... ^^ J'avais découvert François Emmanuel à la fac et l'avais écouté lors d'une rencontre-débat, je le trouvais vraiment intéressant. Dommage qu'il se révèle finalement en-dessous de ce que je pensais !
Mais non, ne sois pas désolée : j'aime toujours découvrir de nouveaux horizons ! Merci pour ça, ma douce ! Je comprends tout à fait pourquoi cet auteur est intéressant d'un point de vue universitaire. Mais si c'est au détriment de tout plaisir de lecture, je trouve que ça touche plus à l'autosatisfaction qu'autre chose et cela me tombe des mains, je l'avoue.
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