A la table des hommes de Sylvie Germain
13/02/2016
A la table des hommes de Sylvie Germain, Albin Michel, 2016, 263p.
"Ils sont en placide accord avec la terre, ils font corps avec elle. La terre, la vie, leur chair, le sang qui circule en eux, la faim autant que la satiété, la course autant que les haltes de délassement, c’est tout un. Ils ne s’inquiètent pas du temps qui passe, ils ignorent ce qu’hier et demain signifient et portent de nostalgie, de soucis ou d’espoirs, ils habitent chaque instant en plénitude, les agréables comme les mauvais, et selon, ils réagissent, s’adaptent. Seul leur importe de rester saufs ; ils ne sont que brut et vigoureux désir de vivre qui oscille entre âpreté, effroi et volupté. La vie parfois dispense des moments de si grande douceur. Ces moments-là, ils les goûtent avec ampleur et acuité, des frissons de bien-être leur parcourent l’échine, furtifs et légers comme ceux qui fluent dans les herbes et les feuillages sous les bouffées du vent." p.27
J'avais délaissé Sylvie Germain depuis de trop nombreux mois, depuis la découverte foudroyante de son premier roman puis la lecture agréable mais bien moins saisissante de ses Petites scènes capitales. Il faut dire qu'avec Sylvie Germain, je mets la barre très haut, j'attends de la grâce, de la violence sublimée, de la poésie, du conte et de l'Histoire mêlés. Forcément, dès lors, au seuil de l'attaquer, je sais que je serai sans concession. Et comme d'habitude, tandis que j'ai de nombreux titres d'elle dans ma PAL, il a plutôt fallu que je me penche sur sa dernière sortie piochée en bibliothèque. On ne se refait pas...
A la table des hommes m'a terriblement attirée par un propos similaire au Livre des nuits : où le merveilleux rencontre l'âpre réalité des jours de guerre. Notre personnage principal n'est autre qu'un pourceau abandonné, livré à la nature, aux soins d'une femme puis d'une daine aimantes. A mesure qu'il grandit, il se frotte un peu plus à l'aride douceur de la sauvagerie, échappe aux chasseurs - l'Homme, cette terrible engeance - puis se mêle dangereusement à la mort au point que vivant et mourant se télescopent, fusionnent, s'amourachent. Le voilà seul, le sans-nom, le sans-parole, dans un corps tout différent, étranger à ses deux jambes immenses et incertaines, nu dans une ville détruite. Il survit grâce à sa connaissance de la nature et des bêtes et se lie d'une amitié solide avec une corneille. Les jours s'écoulent tant bien que mal jusqu'au retour des hommes dans le village. L'homme qui, décidément, ne peut s'empêcher d'osciller entre la bienveillance et la prédation.
"La forêt est son royaume, il y flâne des journées entières, parfois il s’y attarde tant qu’il ne rentre qu’à l’aube. Il aime assister au déclin de la lumière dans le ciel qui semble s’arrondir à mesure que le bleu se sature, se violace puis se fonce en noir indigo, et, au même rythme, à la montée des ombres entre les fûts des arbres jusqu’à leurs frondaisons. Tous pareillement sanglés de noir, les arbres forment une horde de silhouettes immobiles, bras levés, écartés, qui s’effleurent en frémissant. Il écoute et il respire la nuit forestière, l’air humide et froid, très vif mais moins venteux, répand autrement les sons et les odeurs que celui du jour, les bruits se détachent et se répercutent avec plus de netteté, ils claquent comme des bulles, les odeurs s’exhalent avec plus de puissance. Il n’a pas peur dans cette obscurité aussi mouvante que bruissante, ses sens s’y aiguisent comme une lame sur une meule, et il connaît bien son domaine, il sait s’orienter, se protéger des dangers, trouver où et comment se dissimuler au moindre bruit suspect, surtout s’il s’agit de voix ou de pas d’hommes. Il se méfie bien davantage de ceux-ci que des animaux sauvages, car les humains fouinent partout, et certains portent un fusil à l’épaule, prêts à tirer sur toute bête comestible, et aussi, par mégarde, par excitation ou par jubilation, sur tout ce qui bouge, comme si la vie des autres vivants leur était un défi, un obstacle à abattre, la promesse d’une bouffée d’ivresse sanguine." p 82
A la table des hommes nous invite à une naissance à l'humanité des plus fabuleuses, en même temps qu'à une réflexion sur cette humanité. Et puisque nous sommes à la lisière du conte, on ne saurait faire fi du fameux nombre trois, magique : ainsi le récit est-il rythmé selon trois parties que symbolisent l'apprentissage du langage, de l'amour puis du questionnement spirituel. A mesure que l'être grandit, construit, s'interroge, il perd autant qu'il gagne. Notre protagoniste, baptisé ironiquement Babel, apprend les mots mais perd un peu de son harmonie à l'instant présent. Avec l'humanité vient l'ennui, la jalousie, le manque ou la volonté de nuire. Chez les bêtes, nulle violence gratuite ou préméditée. Seulement la survie, seulement la nécessité d'être à soi et au monde. Très clairement, ce roman est à charge des hommes mais sans virulence mal digérée. Sylvie Germain en crée un monde poétique, transforme la boue et mots lumineux, et place Babel au centre - entre l'homme et l'animal - comme le pont que nous devons être : faire partie du monde mais ne pas en être le centre
"Ce qui grésille en lui, ce sont les mots. Le peu de vocabulaire qu'il avait acquis s'est disloqué sous le choc de l'agression, puis dissous dans la fièvre, et des lambeaux de vocables flottent dans sa tête, s'y heurtent les uns aux autres. Tous ces mots concassés, il veut les ressaisir, les reformer, les affûter, et surtout les multiplier, il lui faut compenser l'amenuisement de son odorat en s'emparant du langage comme d'un instrument d'exploration des choses et des gens, en faire une faculté de perception, un sixième sens qui ramasse et concentre les cinq autres. Une arme pour comprendre tout ce qui se dit, et ce qui se trame dans ces dires." p. 98
J'ai été très touchée par le propos de Sylvie Germain, ne pouvant qu'y souscrire - appréciant ce personnage solitaire, en marge et d'une simplicité mine de rien complexe - et ai savouré de nombreux passages où son style se découvre décidément savoureux. Pourtant, comme avec Petites scènes capitales, je n'ai pas retrouvé le même émoi qu'avec Le livre des nuits. Je ne suis pas loin de me demander si elle fera un jour aussi bien que cet extraordinaire premier roman. Mon sentiment profond est qu'A la table des hommes est un livre finalement inégal. Sentence étrange à délivrer pour un bon roman, je le reconnais - car c'est un très bon roman. Mais inégal tout de même au regard de ce que Sylvie Germain a pu écrire auparavant. La beauté fulgurante de son style ne se dessine que par à-coups tandis qu'une langue et des considérations beaucoup moins subtiles prennent parfois le relai à regret. Le filigrane de l'Histoire - où devrais-je dire du monde contemporain, car comment ne pas penser à certains attentats récents dans la dernière partie du roman ? - est trop clairement affiché, et je n'ai pas toujours compris la pertinence de cette inscription si transparente, là où, justement, c'est l'intemporalité du conte qui faisait à mon sens la force de son écriture et de son message implicite. Certains morceaux semblent écrits dans la rage, dans l'exaspération de tel ou tel évènement de notre quotidien et cela perd de sa légèreté, de sa profondeur, de sa force.
Je m'arrête là dans mon bémol car je ne voudrais pas vous passer l'envie de découvrir ce roman malgré tout délicieux. Qu'il s'agisse d'un titre ou d'un autre, Sylvie Germain est indéniablement une auteure à lire et à savourer. Et bémol ou pas, A la table des hommes invite à une réflexion absolument nécessaire sur le devenir humain.
"Le jour commence à poindre, les étoiles pâlissent, mais le jour et la nuit ne sont pas exclusifs, rien ne l’est, sauf la haine en son orgueil inepte, tout s’interpénètre, se ramifie et se féconde. Les étoiles peuvent bien disparaître de la vue, elles ne désertent pas le ciel où elles diffusent leur feu depuis des milliards d’années, et leur lumière survit longtemps à leur extinction. Et il est indifférent aux étoiles d’être on non regardées par des admirateurs, comme cela l’est aussi aux arbres, aux montagnes et aux fleuves, aux fleurs et aux animaux. Seuls les hommes ont ce souci rongeant, et pour être remarqués, autant que pour éliminer qui s’avise de leur faire de l’ombre ou simplement qui ose ne pas les glorifier ni se soumettre à eux, ils sont prêts à tout, à commencer par tuer." p 261-262
" La table branlante des hommes.
Vois combien la nuit consume la voie lactée des âmes.
Monte dans ton chariot de feu et quitte le pays !"
Citation de Tomas Tranströmer p. 263
10 commentaires
Il est sur ma PAL et fait partie de mes prochaines lectures. Du coup, je viendrai te relire attentivement lorsque j'aurai achevé ma lecture.
Super ! J'espère qu'il te plaira !
Comme je n'ai encore jamais lu Sylvie Germain, ce n'est donc pas par celui-ci que je commencerai. Je regarderai plutôt du côté des autres titres que tu cites dans ton commentaire...
Ah mais celui-là un très chouette titre hein ! Je le place même au-dessus de "Petites scènes capitales". Disons seulement qu'il est en dessous de son premier roman, "Le livre des nuits". Si tu veux être follement emballée, je te conseille de lire ce dernier :)
Il est dans mon viseur ! J'avais adoré Le livre des nuits (et Nuit-d'Ambre dans la foulée) mais un qui est très bien aussi, à la frontière du conte, entre merveilleux et réél, est Tobie des marais, une petite merveille ! J'avais été un peu déçue par Petites scènes capitales qui reste quand même un bon livre ! Un auquel je n'ai pas du tout accroché est Magnus, pourtant encensé par ailleurs... Mais j'en ai d'autres d'elle dans ma PAL (La chanson des mal-aimants, L'Inaperçu, La pleurante des nuits de Prague,...etc) . Comme tu le dis, je ne sais pas si elle égalera un jour les fulgurances du Livre des nuits...mais je te conseille vivement Tobie des Marais ! :)
J'étais persuadée d'avoir "Tobie des Marais" dans ma PAL mais ce n'est pas le cas... Dommage ! Mais je le note donc ! Merci du conseil, Aspho !
Un tout bel article, encore ! Je me réjouis de lire le bouquin bientôt ("bientôt" étant fort relatif, en ce moment...) pour confirmer ta lecture (parce qu'effectivement, si ça ne sera sans doute pas à la hauteur du "Livre des nuits", la plume de Germain reste un régal, comparée aux daubes qu'on peut lire à côté...) :)
Nous tombons tous dans cette relativité du "bientôt", qui est parfaitement délicieuse car c'est, qu'alors, nous avons rencontré bien des livres sur le chemin ;)
Tu as bien raison pour Sylvie Germain : même un poil en dessous du précédent, un titre d'elle est tout de même gage d'une belle qualité dans le paysage littéraire contemporain !
Auteur jamais lue, mais que je place illico en tête de classement dans ma wish-list... mais pour Le livre des nuits, que tu as tellement aimé et dont l'histoire m'attire plus que ce conte pas toujours conte ;)
"Le livre des nuits" est un excellent choix ;)
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