Kinderzimmer de Valentine Goby
03/04/2016
Kinderzimmer de Valentine Goby, Actes Sud, 2013, 218p.
N'est pas Valentine Goby qui veut. Comprendre par là : comment parvenir à mettre des mots sur ce roman, qui lui rendent hommage sans le déflorer, et comment mettre des mots sur les camps de concentration, puisque tel est le lieu du roman ? Je tourne autour du pot, j'écris puis j'efface, j'hésite mais il me faut bien arriver au bout de quelque chose. Il faut bien mettre des mots sur cette lecture passionnante et bouleversante à tous points de vue.
Le camp est une régression vers le rien, le néant, tout est à réapprendre, tout est à oublier.
Il faut plonger à Ravensbrück, se faire la puce sur l'épaule de Mila qui s'y trouve avec des milliers d'autres femmes, avec sa cousine Lisette, après une dénonciation. Mila est prisonnière politique. Nous sommes en janvier 1944 et, jusqu'à la fin de la guerre, elle ne codera plus de messages sur des partitions musicales. Elle va connaître, heure après heure, minute après minute, seconde par seconde, la faim, le froid, la honte, la douleur, la maladie. La mort enfin, partout autour, qui pullule comme les poux. Même cet enfant que porte Mila est signe de mort : peut-il seulement y avoir une étincelle de vie dans cet univers noir ? La survie, seulement.
Il n'y a pas un bébé dans ce camp, pas une mère parce que mettre au monde c'est mettre à mort.
Et puis Mila échappe au chien des surveillantes. Pour une raison qu'elle ignore, il ne l'attaque pas. Elle prend ça comme un signe fort, qui reviendra souvent : "Le chien n'a pas mordu", comme une litanie pour croire encore en quelque chose de possible pendant le camp, après le camp. Des amitiés de fortune mais fortes, essentielles se nouent. Surtout celle avec Teresa qui devient la branche sur laquelle s'appuyer pour aider le petit être dans le ventre de Mila à arriver à terme, à survivre lui aussi. Sans le savoir, il devient la branche de toutes ces femmes qui l'attendent, l'espèrent, font leur possible pour le garder en vie.
Vivre est une œuvre collective.
A force de s'accrocher, on veut se souvenir. Mila consigne dans sa tête les dates et les évènements à mesure que la situation allemande se délite. A mesure que l'on compte les jours pour la survie des bébés qui sont pris dans le même flot tragique que les mères. A mesure que l'hiver pénètre dans les os, que des prisonnières sont envoyées vers des camps d'extermination - car il faut faire le ménage avant l'arriver des Alliés. Puis Mila consigne sur des feuillets. Se répète autant que possible, mais tout ne reste pas dans les confins de sa mémoire. Il faut parfois combler les blancs auxquels elle ne peut répondre, des années plus tard, lorsqu'elle raconte son expérience aux lycéens. C'est alors que littérature prend le relai, exactement.
Il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l'expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l'instant présent.
Nous y voilà donc, à ce devoir de mémoire par l'imaginaire, par le pouvoir des mots d'inventer, de refaire, de tisser les bribes entre elles et de combler les blancs ; par la nécessité de prendre la langue par les deux bouts, de la triturer, de balayer tous ses possibles : longues phrases amples, gestes saccadés, enflures ici et gouffres là, de formuler sans complaisance jusqu'à toucher ces corps qui suintent, meurent, s'exposent à tout.
Kinderzimmer est saisissant, époustouflant. Valentine Goby y fait un impressionnant travail d'écrivain qui se détourne pas les yeux et empoigne la matière de son art avec une force brute, une intensité admirable pour dire très exactement l'indicible. C'est à peu près parfait à tous points de vue, et pour le peu qui ne l'est pas, vu l'ampleur de la tâche thématique et stylistique, ça l'est quand même.
Mila inspire. Je veux tenir sous la glace, persister droite et dure en aiguille de sapin. Je veux être verte, ferme. Je veux m’économiser jusqu’au retour de la lumière, ralentir le battement de mon cœur, mettre mon corps au diapason, faire d’ultimes réserves de sève fraiche et propre, je veux être prête pour la suite, s’il y a une suite.
Une rencontre marquante avec Mila, avec Sacha-James, Lisette, Teresa et les autres, avec ce camp de Ravensbrück et cette improbable pouponnière ; une rencontre marquante, enfin, avec Valentine Goby, dont il me faudra forcément lire d'autres romans !
16 commentaires
Cela fait très longtemps que j'ai envie de le lire.
Je ne peux que t'y encourager, tu l'auras compris !
J'apprécie énormément Valentine Goby mais j'avais hésité à lire celui-ci car le thème est particulièrement dur. Je finirai sans doute par me décider, surtout que ton avis est lui aussi enthousiaste !
Le thème est indéniablement plombant, on ne va pas se mentir. Mais le roman vaut brillamment le coup ! J'espère que tu trouveras la motivation de l'essayer ! :)
J'en avais lu beaucoup de bien, notamment à l'occasion du challenge des pépites de Galéa. J'avoue que le thème (les bébés dans les camps) m'a toujours retenue de le lire (bouh pas très courageuse). Enfin là, avec mes 7 mois de grossesse, je ne pense pas que je franchirai le pas maintenant. Mais si tu dis que c'est un chef d'oeuvre, je note quand même ;)
On est d'accord, le moment n'est pas vraiment bien choisi pour toi ! Mais note-le pour une autre fois, quand même. On ne sait jamais ;)
et il rest e très longtemps en mémoire! Un sacré livre!
Il fait réfléchir, méditer, et le style imprègne durablement ! Le signe d'un bon live assurément !
Au lycée, j'ai beaucoup lu sur l'Allemagne nazie, sur les camps, mais aussi sur la situation en Allemagne, des documentaires comme des romans, comme si à force de lire, je pouvais rendre l'impensable pensable... Ce qu'il n'est pas, évidemment, et ne sera jamais.
Et puis je me suis un peu éloignée du sujet, si l'on peut dire... Mais tes mots m'ont convaincue. Plus que convaincue.
Je suis ravie, Lili ! J'espère qu'il te fera renouer avec cette thématique de manière émouvante et originale et que tu seras aussi convaincue que moi après lecture !
Comme beaucoup, je reste hésitante même si ton avis (très beau) nous pousse à le lire!
Le sujet n'emballe pas forcément, je le comprends tout à fait : il faut être dans une bonne période. Mais c'est vraiment un très beau roman.
J'hésite : javais beaucoup vu de critiques négatives... Je verrai car c'est une période qui m'intéresse
Ah oui ? Pour ma part, je n'en ai pas lues, tiens. Mais je peux imaginer ce qui serait reprocher à ce livre, en prenant du recul. Pour ma part, ce n'est presque que du positif, au contraire !
J'arrive bien en retard (grâce au tour des blogs de Mina) Tu sais que tu parviendrais à me donner envie de lire ce livre ? J'aime beaucoup Valentine Goby mais ce thème me fait vachement peur. Après tout, maintenant que le soufflé semble retombé sur les blogs (je déteste lire tout de suite un livre dont tout le monde parle de façon dithyrambique) je pourrais - peut-^tre - me laisser tenter...
Le sujet n'est pas très engageant pour tout un tas de raisons, j'en conviens. Mais ça vaut grandement le coup de le tenter ; je t'y encourage !
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