Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez
25/05/2016
Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, Points, 1997 [1967], 461p.
Bien des années plus tard, face au peloton d'exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l'emmena faire connaissance avec la glace.
On dit des grands romans qu'ils se repèrent dès la première phrase. Il en va ainsi Du côté de chez Swann ou de Mrs Dalloway. Il en va de même pour Cent ans de solitude dont le génie éclabousse dès l'incipit - ce génial incipit où le réalisme merveilleux de Garcia Marquez se dévoile éblouissant, drôle, savoureux, parodique et lyrique tout à la fois.
Macondo était alors un village d'une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d'une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l'aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant après lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s'en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. "Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là."
Au commencement était Macondo - puisque tout est mythique dans ce roman où chaque phrase contient le monde et toute l'histoire est une prophétie de solitude infligée à la descendance du couple premier José Arcadio et Ursula Buendia pour avoir commis le péché d'inceste puis le meurtre. Descendance ô combien hallucinante et hallucinée, entre le rêve et la cruauté la plus brute, où chacun dessine les contours cent fois vécus et réinvente en même temps le présent d'un village fantasmé. Aux sentiments violents de la passion, de l'orgueil ou de la gourmandise se mêlent les guerre et les fléaux, un déluge impressionnant, la colonisation ou la dictature militaire. Entre les mailles d'une nouvelle Bible gorgée de sang et des fleurs délicieuses d'un style tout en nuances sous les atours de l'hyperbole, Garcia Marquez évoque aussi l'Histoire de son pays et construit le mythe de la Colombie à travers le mythe de l'Homme.
Se succède ainsi une série de vies entrecroisées, tantôt fulgurantes, tantôt étonnamment dilatées, qui se répètent inlassablement, suivant un déclin pré-destiné. Un tel projet enjoint deux réflexions au lecteur au fil de la lecture : la première est relative à l'intelligence de la construction, l'admiration face à l'ampleur d'un univers imaginaire ahurissant ; la deuxième avoue pourtant la difficulté d'en suivre les méandres sur la longueur tant la circularité des destins - les nombreux prénoms identiques - peuvent perdre à force de se répéter. Malgré tout, c'est l'impression d'avoir touché du doigt un chef d'oeuvre comme on en fait peu qui prévaut indéniablement. La certitude que Garcia Marquez est un prix Nobel évident. Je n'ose imaginer quel pouvait être le cerveau d'un tel homme. Etait-ce d'ailleurs encore un homme, à un tel stade du génie ?
Il n'y avait, dans le coeur d'un Buendia, nul mystère qu'elle ne pût pénétrer, dans la mesure où un siècle de cartes et d'expérience lui avait appris que l'histoire de la famille n'était qu'un engrenage d'inévitables répétitions, une roue tournante qui aurait continué à faire des tours jusqu'à l'éternité, n'eût été l'usure progressive et irrémédiable de son axe.
Challenge des 100 livres à lire chez Bianca
24ème participation
10 commentaires
J'aime bien les auteurs sud américains mais je n'aime pas trop le réalisme magique... Je relirai peut-être ce roman
Pour ma part, c'est exactement l'inverse : je connais peu les auteurs sud-américains mais j'adore le réalisme magique ;)
Celui-ci fait partie de mon panthéon personnel ! Et j'ai le plaisir de pouvoir le lire en espagnol, ce qui est encore plus merveilleux ;)
Ahhh quelle chance, en effet, de pouvoir le lire en VO !
Beau billet! Tous les livres que tu nous as encouragé à lire ont toujours été fe bonnes pioches pour moi. Je l'ai dans ma Pal et je pense qu'il est temps que je le déterre enfin. Au passage, je viens de voir que j'avais un livre de Connie Willis, Blackout je crois donc je vais m'y atteler au cas où pour le 13 juin. Je posterai sûrement un billet plus tard mais au moins je serai un peu plus renseignée pour vous suivre toutes dans le mois anglais. Bisous
Je suis super ravie de te donner envie de lire "Cent ans de solitude" ! C'est costaud, c'est copieux (du coup, lis-le à une période de disponibilité mentale, c'est mieux), mais qu'est-ce que c'est bon !
Et super pour Connie Willis ! Black-Out est le premier tome du diptyque Blitz donc je lis le second volume. On se complètera comme ça !
Tu me donnes très envie de me plonger dedans. La lecture de ce classique était prévu et il faut que je pense à m'y mettre !
Ah oui, il faut : c'est un voyage inoubliable !
Qu'est-ce que j'ai aimé ce roman ! Rien qu'à relire les quelques extraits que tu cites, je crois que mes yeux s'allument tant j'ai envie de me replonger dedans...
Le style est inimitable et tellement sublime ! Je relirai prochainement Garcia Marquez, c'est certain !
Les commentaires sont fermés.