Cris de Laurent Gaudé
11/11/2017
Cris de Laurent Gaudé, Le livre de poche, 2005[2001], 181p.
Je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut qui se fait appeler Dieu, et combien de doigts il a à chaque main pour pouvoir compter autant de morts.
Quelques soldats au quotidien dans l'enfer des tranchées, un gazé qui agonise déjà oublié de tous, un sauvageon mi-homme mi-bête qui terrorise les vivants et les morts, un jeune homme en permission en partance pour Paris: en somme, rien que de très attendu pour un roman sur la Première Guerre Mondiale.
Il faut pourtant ajouter à cela, qui est évidemment vrai et vous résume - de manière bien superficielle - le propos de Cris, qu'il s'agit du premier roman de Laurent Gaudé. Par conséquent, au-delà d'un récit factuel, d'une peinture plus vraie que nature, il serait plus juste de dire qu'il donne voix, qu'il donne cris à ses personnages qui prennent la parole en de fulgurants monologues comme autant de chants païens poussés à la face d'un monde en déliquescence. Enfermés dans leur corps presque-déjà-mort, s'attachant sauvagement à ce qu'il leur reste de vie, de souffle, de hargne, ils forment tous une communauté étonnamment soudée au-delà des mots impossibles. Ils se rejoignent tous d'une manière ou d'une autre. La plongée que propose Gaudé dans ces intériorités coupées de tous, profondément torturées, démentes, humaines, est sans doute une des plus intéressantes manières de nous donner à ressentir une expérience aussi limite et indicible que celle de la guerre. Il faut accepter du coup, d'aller d'un personnage à l'autre en des phrases courtes, lapidaires, parfois averbales. Bien que le style puisse dérouter, il participe à la nécessaire aridité du propos.
Et puis, sorti des tranchées, il y a Jules, qui ouvre et ferme systématiquement les cinq parties de ce roman comme autant d'actes tragiques. Jules, celui qui s'en va pour mieux revenir, qui connaît l’ambiguïté de sentiments qu'implique une permission : joie, angoisse, dégoût, plaisir, indifférence, rejet. Jules, à mesure du récit, se sent habité d'un devoir de transmission. Cette permission doit permettre de dire, de faire comprendre la guerre. Il tentera le discours frontal et essuiera un cuisant échec. Puis il tentera la voie de l'art. Dans tout ce cauchemar, c'est l'art qui purge, lave, apprend, transcende. Mine de rien, on en revient au théâtre cathartique. Ou, plus justement, on atteint ici le talent de Laurent Gaudé, qui ne s'est pas démenti depuis, de créer un pont subtil et passionnant entre l'art du roman et celui du théâtre.
Je cours maintenant. Je sais où je vais. J’ai compris ce que voulait le gazé. Je voudrais lui dire qu’il peut se rassurer. J’ai enfin compris ce qu’ils veulent, tous ceux qui me parlent à voix basse. Je vais me mettre à l’œuvre. [...]
Tous les carrefours. Toutes les places. Le long des routes. À l’entrée des villages. Partout. Je ferai naître des statues immobiles. Elles montreront leurs silhouettes décharnées. Le dos voûté. Les mains nouées. Ouvrant de grands yeux sur le monde qu’elles quittent. Pleurant de toute leur bouche leurs années de vie et leurs souvenirs passés. Je ne parlerai plus. La pluie de pierres m’a fait taire à jamais. Mais un à un, je vais modeler cette colonne d’ombres. Je les disperse dans les campagnes. C’est mon armée. L’armée qui revient du front et demande où est la vie passée. Je ne parlerai plus. Je vais travailler. J’ai des routes entières à peupler. À chaque statue que je finis, la voix qui me hante se tait. Ils savent maintenant que je suis les mains de la terre et qu’ils ne mourront pas sans que je leur donne un visage. Ils savent maintenant qu’ils n’ont pas besoin de cri pour être entendus. Une à une les voix s’apaisent. Mais il en revient toujours. C’est une vague immense que rien ne peut endiguer. Je leur ferai à tous une stèle vagabonde. Je donne vie, un par un, à un peuple pétrifié. J’offre aux regards ces visages de cratère et ces corps tailladés. Les hommes découvrent au coin des rues ces grands amas venus d’une terre où l’on meurt. Ils déposent à leur pied des couronnes de fleurs ou des larmes de pitié. Et mes frères des tranchées savent qu’il est ici des statues qui fixent le monde de toute leur douleur. Bouche bée.
14 commentaires
J'avais acheté un livre de Laurent Gaudé l'année dernière que je n'ai pas encore lu, mais tu me donnes très envie de m'y mettre !
Il s'agit de quel titre ? J'espère qu'il te plaira !
je suis bien d'accord pour l'aspect théâtre et il est prenant ce roman. Souvenirs de lecture personnelle et d'approche scolaire avec les 3ème ( pas facile le roman choral. Du coup, ensuite, je lui ai préféré " L'ennemi " de Remarque, des nouvelles sur l'après-guerre, le retour du soldat, les traumatismes, etc... )
Je ne connais pas "L'ennemi" de Remarque, je note ! Pour ma part, je propose "Cris" aux 3eme dans ma liste de propositions de lectures ; depuis l'année dernière une seule élève l'a choisi ; mais je ne l'étudie pas en classe. Pour les traumatismes de guerre, j'ai opté pour un extrait de "Mrs Dalloway" et l'analyse du shell shock de Septimus (fofolle, je suis).
C'est vrai que c'est un écrivain pertinent. J'avais lu Ouragan et Le Soleil des Scorta et je vois que j'avais publié des avis très positifs. Je penserai à lire celui-ci à l'occasion (mais tellement de livres à lire, tout ça...).
Ahhh, je n'ai pas lu les deux titres que tu cites de Gaudé ! J'irai lire tes chroniques pour me donner envie ! (l'éternelle histoire du trop de livres à lire, en effet !)
De l'auteur, j'avais beaucoup aimé "La porte des enfers" et "Eldorado". Je note celui-ci. Merci
J'avais beaucoup aimé "La porte des enfers" également ; c'est d'ailleurs par celui-ci que j'ai découvert Gaudé ! Je n'ai pas lu "Eldorado" par contre, mais j'en ai beaucoup entendu parlé, de manière très élogieuse !
Je ne savais pas qu'il avait écrit sur la 1e guerre mondiale. Je ne l'ai jamais lu d'ailleurs cet auteur, mais je suos impressionnée par la capacité qu'ont certains écrivains de raconter la guerre sans l'avoir vécue eux mêmes. C'est fort.
Je ne peux que t'encourager fort fort à découvrir Laurent Gaudé ! Son écriture très théâtrale est vraiment vibrante. Je pense que ça pourrait beaucoup te plaire.
J'aime beaucoup Gaudé et "Cris" est dans mes préférés pour la concision implacable avec laquelle il nous plonge au cœur de la terreur. Je retiens cette peur vissée au ventre de chacun, dans un combat où l’homme n’est finalement qu’une marionnette.
Il le retranscrit excellemment bien en effet ! Jusqu'ici, je n'ai jamais été déçue par Gaudé. Il me reste encore plusieurs titres à découvrir, pour mon plus grand plaisir !
J'avoue que depuis qu'on m'avait vanté le soleil des Scorta et que je n'avais pas aimé, je ne lis plus Gaudé... Peut-être que je m'y remettrai plus tard.
Je n'ai pas lu celui-là, et j'avoue qu'il ne me tente que peu... Peut-être en effet que tu reviendras à Gaudé avec un autre titre qui te touchera plus :)
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