L'arrache-cœur de Boris Vian
14/10/2017
L'arrache-cœur de Boris Vian, Le livre de poche, 2014[1953], 222p.
28 août
Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous ; sous les pieds, c'était comme de l'éponge morte de froid.
Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. A chaque pulsation, un nuage de pollen s'élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d'un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient.
Cela faisait une éternité, me semble-t-il, que je n'avais pas replongé dans les univers florissants et abracadabrantesques de Boris Vian. En mettant les pieds dans le délicieux incipit ci-dessus, c'est instantanément un vent frais qui prend aux tripes, où tout respire la vie et l'audace - et j'aime l'idée que l'un n'aille quasiment jamais sans l'autre chez cet auteur inclassable.
Jacquemort se promenait donc un beau matin dans ce paysage de création perpétuelle, lorsqu'il entendit un cri lointain. En bon médecin qu'il est - vide, qui plus est, donc avide de sucer la connaissance d'êtres tout pleins de vie - il se précipite à travers champs. Il s'avère que Clémentine est en travail, seulement affublée d'une bonne stupide. Son mari est enfermé à côté depuis plusieurs mois : elle ne peut plus le voir et ne veut plus être vue. Jacquemort est psychiatre mais qu'importe ! Il aide à la naissance des trumeaux, des petits garçons pas comme les autres - surtout Citroën. La mère, le père, le psy et les enfants : tout ce petit monde se met à cohabiter le plus naturellement du monde, c'est-à-dire non sans heurts et difficultés, engueulades et incongruités. Petit à petit, la mère décline, le père est évincé, le psy apprend à connaître et se remplit au détriment des autres et les enfants volent. C'est toujours la vie audacieuse mais qui se teinte de quelque chose de plus sombre, de plus acide, de plus acéré. La loufoquerie commence doucement à ne plus être drôle.
Dernier roman de Boris Vian, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est d'une noirceur assez implacable. Il faut se garder de concevoir les images flamboyantes et un peu folles comme nécessairement légères. Bien au contraire : elles ne révèlent que plus durement - elles réfléchissent par une savante inversion, -l'horreur et la bassesse. Dans L'arrache-cœur, toute l'organisation sociale vole en éclat à commencer par le pilier de base. Le couple, dès le départ, part à vau l'eau. L'arrivée proche des enfants a déjà commencé à détraquer la relation entre Angel et Clémentine - et, pour être précis, c'est Clémentine qui a déjà commencé à partir en vrille (d'aucuns diront que l'expérience de Vian lors de son premier mariage n'y est pas pour rien). Mine de rien, l'enfant n'a rien du ciment du couple. La naissance finit de faire péricliter ce qui était déjà moribond et, le père parti en mer (goûte l'homophonie, ami lecteur), la mère se recentre sur le foyer restreint. A mesure que les trumeaux grandissent, elle les grignote. L'espace rapetisse sous le joug de quelques angoisses exigeantes ; et les garçons doivent se soumettre à une aile maternelle dévorante. La protection devient maladive, ahurie, insensée. Les enfants, oisillons en ébullition, doivent se contenter de moins en moins d'espace et de vie.
Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir.
Dans ce foutoir familial, la psychiatrie en prend pour son grade au passage. Jacquemort n'est qu'une enveloppe. Né déjà adulte, il n'est pourtant rien. Il n'a ni passion ni sentiment ; il n'est qu'un réceptacle qui attend avidement d'être abreuvé d'autrui. A force de boire cet autre compatissant - car le patient semble bien plus compatissant que le médecin affamé -, il le vampirise purement et simplement. Son premier sujet, un chat noir aimable, devient une présence fantomatique laissé aux quatre vents après quelques séances avec lui. Ainsi, la psychiatrie ne guérit pas : elle amenuise encore plus. Et quand il ne peut pas psychiatrer, Jacquemort profite des charmes de la bonne, au passage. Décidément, le médecin est celui qui profite, qui prend et jette au gré de son pouvoir et de sa volonté. Voilà qui fait froid dans le dos.
Je suis vide. Je n’ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n’assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne me reste. Je n’assimile pas, ou j’assimile trop bien …, c’est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes ; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions mais je ne les éprouve pas.
Et que dire de la société, incarnée ici en une charmante et cruelle petite communauté bucolique ? On met à mort publiquement celui qui sort des clous, on traite les apprentis comme des bêtes de somme, on ridiculise et vilipende les vieux dont le faîte est une foire aux bestiaux hallucinantes, on conspue et l'on fait mine de respecter, ne respectant rien. Tout cela fait et dit, on se dédouane, surtout, de toute cette honte d'agir comme une ordure sur un homme désigné pour porter celle de tous : l'homme le plus riche du village mais qui ne fera jamais rien de tout cet or parce qu'on ne se rachète pas une conscience.
Au fond, Boris Vian ne parle pas par métaphores. Au contraire, il utilise nos propres images pour les prendre au pied de la lettre. Les enfants, dans L'arrache-coeur, ont véritablement la faculté de voler comme des oiseaux libres. On traite vraiment les ouvriers et les personnages âgées comme des animaux... C'est une claque monumentale que de lire ce qui n'est d'habitude que du ressors de l'expression sans conséquence. Le voile du monde se découvre noir et pessimiste. Ce roman véhicule une tristesse assez incroyable, mais c'est une belle lecture, nécessaire, vivifiante, magistrale. Jusqu'au bout, puisque c'est son dernier roman, Boris Vian aura été d'une impressionnante et surréaliste lucidité.
59 janvril
Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s'inclinait au gré du vent, hachait l'air de biais.
Il n'y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s'arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits.
Délicat.
12 commentaires
Un de mes livres préférés ... Pour moi, l'image de la maternité la plus juste (pour moi, hein). Je peux encore entendre le dernier paragraphe résonner quelque part dans ma tête.
J'ose espérer que la maternité n'est pas que ça mais clairement, ça lève le voile sur une réalité souvent tue avec une force totalement incroyable. Franchement, l'entier du bouquin colle les frissons.
Spéciale dédicace pour toi :
"Il descendit les marches de pierre. Il y avait un tourbillon dans sa tête. Et comme il arrivait à la grande grille d'or, il se retourna une dernière fois. Ça devait être merveilleux de rester tous ensemble comme ça, avec quelqu'un pour vous dorloter, dans une petite cage bien chaude et pleine d'amour. Il repartit vers le village. Les autres ne l'avaient pas entendu. Derrière lui, la grille, peut-être poussée par un courant d'air, se referma avec un claquement profond. Le vent passait entre les barreaux."
♥
"une petite cage bien chaude et pleine d'amour"... Je l'ai grandement préféré à l'Écume des jours, mais il est bien plus dur aussi.
Honnêtement, je n'ai aucun souvenir de L'Ecume des jours... hmm.... Cela dit, j'ai prévu de le relire bientôt. Je te dirai lequel je préfère à ce moment-là !
Mon préféré, je crois, sans en avoir lu tant que ça de Boris Vian. Et c'est que tu me donnes envie de le relire !
Ah ! Toi aussi, décidément ! Je suis contente de te donner envie de le relire !
Tu en parles si bien... mais je ne sais si j'ai très envie de le lire celui-là... Déjà j'ai eu du mal à lire plus de 10 pages de l'écume des jours (mais c'était il y a bien longtemps). C'est drôle, quand tu en parlais au début, cela me faisait penser un peu au livre des nuits de tu sais qui. Mais la tristesse assez incroyable, est-ce que j'oserais m'y confronter ??
Un jour, peut-être ! Il mérite tellement !
Mon Boris Vian préféré! Je l'ai lu quand j'étais ado, ton billet me donne envie de m'y replonger :-)
Ça a dû être ardu de le lire ado ! Les sujets abordés sont tellement riches et durs... Je comprends qu'il t'ait beaucoup marqué. Le relire aujourd'hui serait sûrement très riche, du coup ! Tu aurais une nouvelle perspective.
Il m'avait beaucoup impressionnée aussi, mais je n'avais pas su en parler (comme pour "J'irai cracher sur vos tombes" et "L'écume des jours" (j'ai moins aimé ce dernier)).
Je te comprends ! J'ai mis un moment avant de rédiger la chronique aussi... Boris Vian brasse tant de sujets et tant de genres d'une façon si originale et unique qu'il est délicat de ne pas s'emmêler les pinceaux ! Mais je me suis dit qu'il aurait été trop dommage de ne pas évoquer un roman pareil sur le blog ! Finalement, en laissant passer du temps, c'est l'essentiel qui ressort !
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