Minuit en mon silence de Pierre Cendors
27/01/2018
J'allai à vous comme on marche au bord du vide, fouillé par la peur et un pressentiment mortel.
L'objet de ce très court récit (non paginé, au passage) est une lettre de Werner Heller, lieutenant du 5ème corps d'armée prussien en 1914. Enlisé dans cette Première Guerre Mondiale qui a tout de l'enfer, il s'adresse à la femme qu'il aime, à peine croisée, à la nuit tombée. Récit d'un sentiment amoureux que l'absence cristallise, réchauffe et mûrit, cette lettre se fait aussi réflexion sur la beauté, le silence et la mort, sainte trinité du poète. Embarqué aux côtés de l'esprit solitaire, étonnamment calme dans la tempête, de Heller, le lecteur le suit dans sa nuit de l'âme, plein d'une dignité lumineuse.
Je murmure des mots nocturnes. Peu à peu, je me rapproche de vous à voix basse. Et parce que la parole ne peut aller beaucoup plus loin, j'écris ce silence qui ira seul ouvrir le chemin.
Les thèmes et le ton ne sont pas sans rappeler quelques romantiques et néo-romantiques allemands - la quatrième de couverture cite d'ailleurs fort opportunément Novalis et Rilke. Pierre Cendors parvient le tour de force assez virtuose d'allier une certaine exaltation lyrique à la retenue nécessaire pour composer un texte fascinant. Honnêtement, écrivant cette chronique plusieurs semaines après ma lecture, je ne suis pas loin d'en faire l'éloge, tant je m'aperçois de l'originalité et du talent assez rares de Cendors dans le paysage littéraire et poétique actuel.
Il fait acte de poésie celui qui vous rend votre âme sans la négocier derrière le comptoir d'une religion. Sans poésie, un homme meurt sans mourir à soi, un enfant ne connaît pas d'enfance, car la poésie est l'imagination du réel, de ce réel que la société contrefait et nie par le boniment vernissé de sa culture.
La poésie, madame, c'est désimaginer le monde tel qu'on nous le vend. C'est découvrir qu'il n'est rien et que s'en éveiller est tout.
Pourtant, en toute franchise, je me dois de signaler le léger bémol qui m'est apparu au fil de ma lecture : cette sensation que, parfois, le verbe manquait du souffle nécessaire pour délivrer toute la pureté du propos. En d'autres termes, certains passages relevaient parfois trop de cette démonstration sensible dans une écriture poétique qui se sait être de la poésie. On n'est pas loin de la perfection, soyons bien clairs. Mais il ne manque plus à l'auteur que de l'oublier pour l'atteindre véritablement.
Comme si quelque chose de plus vivant que la vie pouvait exister ! Voilà sans doute une définition de l'art. Je la fais mienne. Vous me pardonnerez cette lettre. Je continue de l'écrire : les mots sont des yeux qui aident à sonder nos tréfonds, même à notre insu.
Une magnifique découverte, quoiqu'il en soit, qui me donne fort envie de plonger dans les autres textes de Pierre Cendors s'ils sont de cette même rare qualité. Minuit en mon silence est indéniablement de ces textes que l'on aimerait croiser plus souvent. Merci à l'étonnante librairie lyonnaise Le bal des ardents de les mettre en exergue ; merci évidemment aux éditions le Tripode de les publier.
Et le coeur ?
Il battait une mesure hivernale sous sa doublure de nuit.
10 commentaires
Que j'aime la librairie Le bal des Ardents, tout y est possible en terme de découvertes, je m'y promène dans tous les départements :). Et je ne connaissais pas Pierre Cendors. Rilke est cité, Rilke... ( hum, cela m'inspire )
Clairement, s'il y a bien une librairie lyonnaise où toutes les découvertes sont possibles, c'est bien Le bal des ardents ! Une vraie mine d'or !
Pour ce qui est de ce texte de Cendors, sans trop m'avancer, je pense pouvoir dire qu'il te plairait ! ;)
Je ne connaissais pas du tout... je vais aller fouiner de ce côté, ton billet est fort tentateur.
Je suis ravie qu'il te donne envie, Karine !
Etonnant d'avoir eu l'idée de se mettre sous la peau d'un officier allemand de la première guerre mondiale, mais le résultat est de toute beauté (en tout cas dans les extraits choisis). J'adore comment tu arrives à critiquer finement la poésie, tu sens vraiment les choses sans trop cérébraliser. Trop chouette de te lire !
Bises Lili :-*
C'est vrai que le choix du soldat allemand est original, et intéressant. Il ouvre vers une universalité de l'expérience humaine et poétique (mais n'est-ce pas la même chose ?) au delà des clivages de l'Histoire.
Merci pour tes doux mots, copinette !
Mille bises douces :*
C'est surprenant de voir comme certaines lectures nous touchent plus qu'on le pensait en les faisant. Moi aussi, il m'arrive de trouver certains de mes billets sévères. Pierre Cendors est un auteur que je veux découvrir depuis que j'ai vu que certains rapprochaient l'un de ses romans d'Intérieur nuit de Marisha Pessl.
Oh, je suis très étonnée de ce rapprochement ! T'avait-on cité le titre du roman de Cendors en question ? Ça m'intrigue !
C'est "Archives du vent".
Ahhh, c'est l'autre titre que j'avais feuilleté en librairie de Cendors. Je dois dire que le rapprochement avec "Intérieur nuit" m'intrigue encore plus, du coup !
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