Au bonheur des dames d'Emile Zola
04/02/2018
- Sans doute. Est-ce que Paris n'est pas aux femmes, et les femmes ne sont-elles pas à nous ?
Mouret II, le retour. Dans Pot-Bouille, nous avions quitté le bellâtre fraîchement marié avec Mme Hédouin et, devenu par là, propriétaire du Bonheur des dames. Le magasin n'est alors qu'une boutique de soieries parmi d'autres - avec un peu plus de potentiel et dirigé par une femme éclairée et ouverte au progrès du commerce. Elle permet ainsi à son jeune mari de mettre en branle de grands travaux d'agrandissements... Et le dixième roman des Rougon-Macquart se termine sur ces entrefaites, à peu de choses près.
- Nos maisons croulent déjà, voisin, dit Baudu d'un air sombre. Nous y resterons tous.
Nous retrouvons ici notre personnage peu de temps après le décès de Mme Hédouin. Celle-ci, tombée dans un trou des travaux - l'ironie du sort est quand même délicieuse : le progrès ne fait décidément pas d'omelette sans casser des oeufs - laisse Mouret veuf et pimpant dans son magasin en pleine expansion. Déjà, il grignote le quartier et le magasin des Vabre qui était une enseigne respectable de Pot-bouille n'est plus qu'un souvenir (il faut dire que Berthe Josserand épouse Vabre, n'aura pas fait grand chose pour économiser le ménage).
On eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s'était engraissé, pareil à l'ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages.
A l'image de l'alambic dans L'Assommoir, Le Bonheur des dames est de ces figures mythologiques monstrueuses créées avec brio par Zola pour signifier la marche impérieuse et inexorable d'une société qui ne fait pas dans la dentelle des individus. Le bonheur des dames, en un mot, c'est la déferlante capitaliste dont Octave Mouret est le génial chef d'orchestre. Toujours aussi hâbleur, séducteur et fin précurseur, il ne néglige aucune opportunité d'arriver à ses fins : user des femmes pour rencontrer la bonne personne dans quelque salon, traiter les employés comme du bétail, se donner le beau rôle tandis qu'il délègue les tâches ingrates. C'est bel et bien le héros de Pot-Bouille mais avec plus d'assurance et un charme encore plus magnétique capable de séduire toutes les femmes de toutes les classes sociales. Sa réussite commerciale, s'il la doit à des idées novatrices, est aussi un juste prolongement de son caractère.
C'était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient en continuel piège de leurs occasions, après l'avoir étourdie devant leurs étalages. ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnées par la coquetterie, puis dévorée.
[...]Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n'était à aucune. Quand il aurait tiré d'elles sa fortune et son plaisir, il les jetterait en tas à la borne, pour ceux pourraient encore y trouver leur vie. C'était un dédain raisonné de Méridional et de spéculateur.
En parallèle de cette chronique économique et sociale de l'essor des grands magasins au XIXème, d'une finesse si extraordinaire qu'elle en est terrifiante à mesure que meurent les petits commerces alentours, Zola développe par le truchement de Denise Baudu, petite provinciale orpheline sans le sou d'une vingtaine d'années, une histoire d'amour qui fait chavirer bien des lecteurs depuis des générations. Durant cinq ans, elle va faire des va-et-vient au Bonheur des dames. Entrée comme simple vendeuse grâce à Mouret qui voit en elle un pied de nez fait à l'oncle de Denise, son concurrent, elle est moquée, régulièrement rabaissée et finit renvoyée. Le hasard et le germe d'un amour naissant au cœur de Mouret, incompréhensible aussi bien pour lui que pour moi (je dois bien l'avouer), la rappelleront au grand magasin jusqu'à l'apothéose finale : cette déclaration contre laquelle les deux protagonistes auront longuement lutté. Je dois dire que je ne fais pas partie des aficionados de cet aspect-là du roman. Il me semble que la progression de cette histoire va tantôt trop vite, tantôt trop lentement. En outre, sous couvert d'une vertu passablement horripilante à la longue et d'une douceur avisée, Denise n'est finalement pas différente de toutes celles qui se pâment devant le charisme et le pouvoir de Mouret (sans céder, certes, mais elle se pâme quand même) au lieu d'être rebutée par son tempérament despotique et égocentrique. Quant à Mouret, en dehors d'un égo fouetté par les refus répétés de Denise qui illustrent parfaitement le fameux adage "fuis-moi, je te suis ; suis-moi, je te fuis", je ne vois décidément pas ce qu'il lui trouve.
Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait.
[puis plus loin]
- Je la veux, je l'aurai !...
Ce petit bémol mis à part qui persiste décidément lors de cette deuxième lecture, j'ai goûté par contre avec encore plus de plaisir les descriptions foudroyantes des étals de tissus, des expositions d'ombrelles, de soies ou de blanc. En somme, s'est rouverte devant moi toute une exposition de tableaux impressionnistes encore plus émoustillante que dans mon souvenir. Zola a décidément un talent pictural saisissant et embarque son lecteur par tous les sens ; nous offre de tout voir, de tout entendre, de tout goûter avec délice et subtilité. Il y a, en cela, quelque chose du poète chez lui - un poète chroniqueur de la modernité, tantôt emballé et subjugué, tantôt pondéré et critique quant à cette marche du progrès sur l'humain.
C’était l’exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondies comme des boucliers, elles couvraient le hall, de la baie vitrée du plafond à la cimaise de chêne verni. Autour des arcades des étages supérieurs, elles dessinaient des festons ; le long des colonnes, elles descendaient en guirlandes ; sur les balustrades des galeries, jusque sur les rampes des escaliers, elles filaient en lignes serrées ; et, partout, rangées symétriquement, bariolant les murs de rouge, de vert et de jaune, elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pour quelque fête colossale. Dans les angles, il y avait des motifs compliqués, des étoiles faites d’ombrelles à trente-neuf sous, dont les teintes claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaient avec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus, d’immenses parasols japonais, où des grues couleur d’or volaient dans un ciel de pourpre, flambaient avec des reflets d’incendie.
♥
Ce qui arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. Autour d’elles, d’abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeries s’enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l’infini des steppes tendues d’hermine, l’entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d’un bout à l’autre de l’énorme vaisseau, avec la flambée blanche d’un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. […] Autour des colonnettes de fer, s’élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu’au second étage ; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons […].
Au bonheur des dames n'est pas un des Rougon-Macquart les plus connus et les plus lus pour rien. C'est un morceau de choix, assurément.
Précédemment chroniqués sur le blog :
Pot-bouille, Une page d'amour, L'Assommoir, Le ventre de Paris et La terre.
18 commentaires
Pour les descriptions, c'est un de mes préférés mais après le ventre de Paris quand même.
Ah oui, j'avais adoré Le ventre de Paris aussi pour les descriptions fantastiques. D'ailleurs, tu m'avais dit que tu aimais les deux pour cette raison-là et j'ai bien pensé à toi en les lisant, du coup !
Merci d eme replonger quelques instants dans cette lecture marquante :-))
Avec plaisir, Delphine ! :*
Tellement génial ce bouquin! Et les passages que tu cites: le triomphe du merchandising!!
La première fois que je l'ai lu, à quinze-seize ans, j'en ai surtout retenu l'histoire d'amour. J'étais folle de ce couple. À la relecture, je me suis bien demandée comment on peut l'appeler "le seul Zola qui se termine bien" alors que tout le quartier est écrasé... C'est juste la mort du petit commerce... Hâte de le relire dans deux-trois ans! :)
Disons qu'Octave Mouret prospère et que l'histoire d'amour se termine bien... Mais à quel prix ! Clairement, pour la démonstration magistrale de l'essor capitaliste, ce roman ne me fait pas du tout rêver !
C'est le livre qui m'a réconciliée avec Zola, même si depuis je lui en ai préféré d'autres ("La Curée", "Le Ventre de Paris" et "La Conquête de Plassans" en tête). Je compte le relire dans le cadre de ma découverte chronologique de la série. Depuis quelques jours et grâce à ton précédent billet sur l'auteur, je suis plongée dans "Nana". Pas un coup de coeur, mais un régal quand même de lire Zola.
Je suis tout à fait d'accord avec toi pour les trois coups de coeur zoliens que tu cites. Je les ai également adorés ! Je garde également un excellent souvenir de Nana, je suis ravie qu'il te plaise ! J'ai hâte que tu me dises des nouvelles de L'Oeuvre, l'un de mes plus beaux souvenirs. Je le relirai peut-être prochainement, tiens !
Bises douces :*
Un des mes préférés aussi ! beau billet !
Merci Violette ! Il est clairement passionnant !
Le seul Zola que j'ai longtemps jamais lu. C'est vrai que l'impressionnisme se prête bien à la profusion des détails décrits dans le Bonheur des dames! Il y a de la lumière de Degas là dedans. Un régal de relire ces passages que tu cites. Et sinon quand je l'avais lu vers 18 ans, j'avais sauté des pages pour voir comment se terminait l'histoire entre Mouret et Denise!
Héhé, forcément, à 18 ans, ce ne sont pas les déballages de tissus qui attirent le plus :D Mais en y revenant, l'histoire d'amour n'est vraiment pas le plus passionnant. N'empêche, Zola reste mon petit chouchou XIXème. Que j'aime son écriture impressionniste ! Tu as raison : il y a de la lumière de Degas là-dedans !
Je suis en train de le lire !
Les grands esprits se rencontrent !
J'ai lu celui-là avec ravissement mais je note pot bouille que j'ai dans ma PAL depuis un moment.
Ce ne sera probablement pas le même ravissement, c'est indéniable, mais il est si décapant que c'en est presque amusant ^^
J'adore ce tome! Le magasin est un vrai personnage et c'est fascinant et terrifiant. Bref j'ai adoré.
Je suis complètement d'accord avec toi, Karine ! Le magasin est LE personnage du roman, même ! Et quel personnage !
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