Le Livre de sable de Jorge Luis Borges
22/05/2018
Son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.
Je suis très peu connaisseuse de littérature latino et très peu lectrice de nouvelles. C’est donc tout naturellement l’esprit aventureux que j’ai empoigné dernièrement ce recueil pour faire connaissance avec celui qui est, sans doute, le plus célèbre écrivain argentin. Et grand bien m'en a pris !
Je découvre à l’occasion de ces treize nouvelles que Borges est un auteur charmeur et mutin qui se plaît à nous balader. De prime abord, les textes tiennent tous, ou presque, du fantastique. Chaque situation est étrange et prête au doute du lecteur. Dans L’autre, un homme se trouve assis au côté d’un alter ego plus jeune ; dans There are more things, décidacé à Lovecraft, un curieux propriétaire ravage à coups de travaux la maison qu’il vient d’acquérir tandis que de curieux phénomènes alentours se produisent ; dans Utopie d’un homme fatigué, un voyageur tombe par hasard dans le désert sur un être du futur. L’étrange, s’aperçoit-on rapidement, c’est les autres. Ou l’autre, pour reprendre le titre de la première nouvelle, cet être unique, à la fois miroir de soi et éternel mystère. L’impossibilité d’atteindre une quelconque vérité objective dans la confrontation ou l'échange fait fondre la certitude de sa propre existence comme neige au soleil. L’être se révèle poreux, glissant, parfois immatériel et insaisissable. Et si les êtres échappent, leurs productions échappent de même. Dans La secte des Trente, UNDR ou Le livre de sable, le doute et l’étrangeté viennent du texte lui-même : il est incomplet, inachevé, ou jamais dévoilé. Il n’y a définitivement rien auquel se raccrocher de façon tangible, même pas à l'objet, surtout s'il est langage ou création, et tout espoir d’obtenir des réponses est absolument vain.
Il était intelligent mais il avait tendance à prendre les choses au sérieux, y compris les congrès et l'univers, qui n'est peut-être lui-même qu'une plaisanterie cosmique.
La lecture de ces nouvelles, dont le nombre de treize est un hasard, nous dit Borges – c’est dire comme le hasard fait bien les choses ! – est absolument jubilatoire. Le format extrêmement court laisse mille questions en suspens, comme j’aime qu’il en soit ainsi dans les nouvelles fantastiques. On ne s’ennuie jamais et on repense bien souvent à quelque texte lu quelques jours auparavant. L’immense originalité de Borges à l’égard du genre est qu’il abolit totalement la frontière entre le réel et le surnaturel. Le réel lui-même devient matière du surnaturel, puisque toutes nos certitudes s’annulent. On est dans un fantastique poussé dans ces ultimes retranchements, jusqu'à l'absurde même: il n'est plus seulement question d'hésiter entre deux hypothèses face à une situation donnée ; on se surprend à douter d'absolument tout, y compris des choses les plus élémentaires. Où cours-je ? Où vais-je ? Dans quel état j'erre ? Et d'ailleurs... Qui suis-je ? Autant vous dire qu'on s'amuse bien et que ça donne envie de goûter à nouveau à ce coquin de Borges !
Sauf dans les pages sévères de l'Histoire, les faits mémorables se passent de phrases mémorables. Un homme sur le point de mourir cherche à se rappeler une gravure entrevue dans son enfance ; les soldats qui vont monter à l'assaut parlent de la boue ou du sergent.
Challenge Latino chez Ellettres
Mai en nouvelles chez Electra et Marie-Claude
19 commentaires
Tu mets vraiment les mots sur la littérature très spéciale de l'étrange M. Borges ! C'est vrai qu'il a le chic de nous faire douter de tout et démonter l'apparente normalité de notre univers. J'aime énormément ses nouvelles moi aussi. Sais-tu qu'il y avait une semaine de La Compagnie des auteurs consacrée à Borges ? ;)
Mais non, je ne savais pas ! Je vais me pencher là-dessus prochainement alors ! En ce moment, je suis dans le cycle sur Duras et j'ai attaqué en parallèle celui sur Beauvoir qui a commencé hier
Oh lala l'auteur que je veux lire (parmi un bon paquet, je l'avoue). Si c'est jubilatoire...
En tout cas, ce fut jubilatoire pour moi ! J'espère que tu partageras cet avis !
Cette absence de frontière entre le réel et le fantastique a l'air d'être une constante chez les auteurs d'Amérique du sud. Je n'ai jamais lu Borges, c'est sûr que c'est une lacune.
Maintenant que tu le dis, c'est vrai que plusieurs des auteurs sud-américains que j'ai lus ont cette tendance, chacun à leur manière (certains versent plutôt dans le réalisme magique par exemple). Néanmoins, celle que j'ai découverte chez Borges parvient à être profondément originale à l'intérieur d'un genre pourtant très balisé. C'est un sacré tour de force.
un auteur que je n'ai encore jamais lu!
Je te le conseille, évidemment !
Quelle belle participation au challenge latino
C'est étonnant : lorsque j'avais eu le mail d'alerte de ton commentaire, il était plus long que ça... Une partie semble avoir disparu dans les limbes depuis hier... Merci en tout cas :p J'espère que tu auras l'occasion de découvrir un peu plus Borges prochainement. De mon côté, ma PAL latino grandit petit à petit. J'espère en lire au moins un cet été pour continuer les découvertes de cette littérature !
Effectivement, il était plus long que ça ^-^ . Je l'écrivais qu'ayant pourtant lu régulièrement Sud americain depuis un moment, j'ai très peu lu Borges, j'y vais à petits pas.
Sinon, à propos de Pal, je retourne en Colombie ;-)
Ahaaaaa ! J'ai hâte de découvrir ça prochainement !
J'ai eu ma période Borges, c'est un excellent conteur et effectivement, on se demande toujours si le réel est vraiment réel ou si c'est de la fiction ! Je ne crois pas avoir lu ces nouvelles de Borges mais j'ai lu Fictions où il parle de livres dans les livres ( avec des représentations de bibliothèques fascinantes).
J'ai mis Fictions dans ma liste d'envies. La perspective de bibliothèques fascinantes me plait beaucoup !
Je ne l'ai jamais lu (à part une tentative il y a une dizaine d'années je crois). Comme toi, je goûte peu les nouvelles et j'ai dû lire trois romans écrits en espagnol à la base dans toute ma vie. Ton billet me donne envie de ressortir Fictions de ma bibliothèque.
Je vois que nous sommes aussi peu versées dans la littérature latino et dans les nouvelles l'une que l'autre. Autant dire que si j'ai apprécié Borges malgré tout, tu pourrais l'apprécier aussi ;)
Je garde un souvenir "douloureux" de ce livre... :-) Je m'explique:
j'ai dû le lire en version espagnole (version bilingue, d'un côté le français, de l'autre l'espagnol) et depuis ce livre est lié à cette période de cours. Je ne suis pas arrivée à l'apprécier à sa juste valeur ;-)
Mince, quel dommage ! Peut-être que plus tard, tu arriveras à te départir de ce mauvais souvenir pour retenter Borges. Je te le souhaite, en tout cas !
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