La triomphante de Teresa Cremisi
03/08/2018
Lorsque l'exercice de se raconter semble trop délicat, et surtout lorsqu'on a passé sa vie à éditer les plus grands noms de la littérature, rien de tel que de se déguiser un peu. Aussi, Teresa Cremisi, l'auteure, ancienne patronne du groupe Flammarion, devient ici narratrice et personnage sans nom et à l'imagination portuaire.
Si elle est triomphante, à l'image de cette corvette qui occupera sa vieillesse paisible, c'est sans coups d'éclat. Aussi étonnant que celui puisse paraître, c'est le hasard plus que tout autre chose qui mène la narratrice sur les pas d'une réussite professionnelle extraordinaire. Rien ne l'y destinait : ni le goût des affaires, ni l'ambition, ni l'amour de la presse. Ce roman à forte teneur autobiographique, c'est peut-être bien la partie de poker la mieux réussie de l'histoire du monde, à une époque où il était encore possible de s'élever uniquement au talent.
Le soulagement immense d'avoir un travail et, en plus, d'avoir conquis celui que je voulais absolument s'accompagnait ce soir-là d'un sentiment pénible. Depuis longtemps j'avais pris conscience que chaque pas en avant, chaque étape réussie, resserrait l'éventail des possibles. Chaque fois que la cible était touchée, je renonçais à des milliers d'autres choses et m'éloignais de ce que j'avais cru être un destin.
Il faut dire que son lieu de naissance la plaçait déjà au centre du mouvement et la prédisposait joliment à saisir le sens du vent : Alexandrie, ce cœur des rêves d'Orient, carrefour des langues, de l'Histoire et des échanges maritimes de la Méditerranée. C'est là-bas qu'elle y développe une polyglossie toute naturelle, dans une famille italo-espagnole aisée et voyageuse qui, pour une raison inconnue, a choisi le français comme langue familiale. Lors de la crise du canal de Suez et une ruine toute relative du père - disons qu'il cesse d'être pété de thunes -, le trio émigre à Rome puis Milan où notre narratrice tente de trouver sa place, s'acclimate, se construit puis se ménage un futur impressionnant.
Malgré l'évolution professionnelle impressionnante racontée, l'écriture est totalement dénuée d'orgueil. Le style est concis, parfois sec, et s'astreint à un recul strict. Les moments de poésie et de sensualité sont rares, bien que savamment saupoudrés, et se concentrent sur l'art et la nature, la mer surtout et cette passion ancienne de la narratrice pour les vaisseaux de guerre. Celle qui raconte n'est pas de ces femmes passionnées, enflammées, enthousiastes. Elle se définit elle-même comme une pragmatique. Il y a indéniablement de l'élégance et de l'humilité dans cette sobriété mais j'y ai trouvé aussi un peu de platitude, il me faut le reconnaître.
Pour la première fois, je compris que la poésie pouvait tout dire. L'art avait le devoir de tout se permettre. Être nommé par un poète valait un laissez-passer pour l'éternité.
Il n'est pas question non plus de se lier véritablement aux turpitudes du siècle et de s'associer à quelque combat. A cet égard, l'extrait cité en quatrième de couverture, qui m'avait tant séduite m'a aussi un peu induite en erreur car en aucun cas la féminité de la narratrice ne sera l'occasion d'une quelconque prise de position là-dessus (et pourquoi pas, après tout, d'ailleurs. On aurait presque tendance à penser que ça devient une obligation aujourd'hui alors que pas du tout). Elle ne cesse d'avancer masquée pour coller aux exigences des sociétés qu'elle traverse sans jamais vraiment s'y retrouver. Fondamentalement, c'est une solitaire. Teresa Cremisi semble donc écrire comme elle est, avec une pondération, une intelligence et un pragmatisme qui inspirent le respect et la fadeur nécessaire pour se fondre dans le décor.
16 commentaires
Une belle écriture en effet, et surtout une personnalité et un parcours impressionnants.
D'autant plus impressionnants que le hasard semble avoir joué une grande part dans cette existence hors du commun !
Un livre qui pourrait me plaire, merci pour la découverte !
Ah oui, tu devrais bien accrocher ! Avec plaisir, George :)
J'avais déjà noté ce livre, présent dans ma médiathèque. Merci pour le rappel
Avec plaisir ! Il se lit facilement et rapidement :)
Je n'aurai pas regardé ce livre sans ton billet, le sujet et ce que tu dis du style m'attirent peu, j'avoue. En revanche, paradoxe, les extraits que tu as choisis m'interpellent !
Je te comprends parfaitement car je suis comme toi : c'est l'extrait de la 4ème de couverture qui m'a attirée. Sans cela, sur la seule base du synopsis (que je ne connaissais pas, du coup - je pensais qu'il s'agissait d'une autobiographie, voilà tout), je ne me serais probablement pas lancée dans ce livre.
Tu en parles très bien, mais j'avoue que je ne suis pas très tentée...
Honnêtement, à côté de ce que tu lis en ce moment, je pense que ça te semblerait bien fade... ;)
Très belle chronique, tu parles très bien de ce roman. Je suis dans l'ensemble d'accord avec toi, si ce n'est que je ne parlerai pas de fadeur ou de platitude, mais de discrétion car pour moi, la retenue est quelque chose de positif. Nous avons donc une perception un peu différente de l'auteure, question de caractère peut-être, et je comprends que l'on puisse le ressentir ainsi. Concernant la quatrième de couverture, je trouve qu'elle n'est pas du tout représentative du roman en effet.
Oui, je crois vraiment que cette différence de ressenti à l'égard du parti pris de l'auteure est une question de caractère ! De manière générale, j'ai apprécié la lecture de ce livre, en plus. Il lui manque juste quelque chose pour moi.
Il me faudrait peut-être lire d'abord un autre de ses romans pour être tentée de découvrir les coulisses de son parcours...
C'est son premier roman, en fait ! C'est vrai que je ne l'ai pas précisé dans la chronique...
Je viens de le lire, ravie! Tellement autobiographique, est ce vraiment un roman? peu importe, j'ai adoré!
Ah génial !! Disons que les petits détails modifiés nous obligent à qualifier ce texte de "roman autobiographique" mais on est bien d'accord sur le fait qu'on est plus proche de l'autobio que du roman !
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