La force de l'âge - tome I de Simone de Beauvoir
15/11/2019
Je n'étais pas du tout en veine de romans dernièrement (sans doute l'avez-vous remarqué) mais lire me manquait, lire vraiment, sans compter les heures et sans tourner les pages à demi ennuyée, et pour ce faire, à défaut de fictions, ce sont les existences inspirantes de femmes auteures qui m'ont appelée. Aussi n'ai-je pas rechigné : aux grands maux les grands remèdes grandes vies (et en plus, c'est magique puisque voilà que cela me donne envie d'écrire à nouveau sur ce blog laissé en jachère depuis deux mois. Champagne.)
J'ai opté pour le second volume des mémoires de Simone de Beauvoir, La force de l'âge - ce fameux volume qui n'intéresse plus grand monde après la jeunesse de la jeune fille rangée - et c'est dommage parce que Simone gagne décidément à être mieux connue (turlututu chapeau pointu). Indéniablement, la fraîcheur et la fougue de l'enfance ne sont plus au rendez-vous. L'auteure commence sa vie d'adulte. Nous sommes en 1929 : l'agrégation en poche, elle s'octroie avec Sartre une année de vacances faite d'un peu d'enseignement par ci par là et de plaisirs parisiens puis chacun prend son poste, qui à Marseille puis à Rouen, qui au Havre puis à Berlin. Les années sont alors rythmées par les périodes scolaires et les congés durant lesquels le couple de professeurs, qui fustige la bourgeoisie tout en étant exactement bourgeois à bien des égards, voyage à travers la France et l'Europe.
N'être personne, se faufiler à travers le monde, flâner dehors et en soi-même, sans consigne, jouir de tant de loisirs, de tant de solitude qu'on accorde toute son attention à tout, s'intéresser aux moindres nuances du ciel et de son propre cœur, frôler l'ennui, le déjouer : je n'imagine pas de condition plus favorable, quand on possède l'intrépidité de la jeunesse.
Je l'avais déjà constaté sur la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée mais Simone de Beauvoir est décidément un personnage complexe, aussi riche et passionnant que parfaitement antipathique voire détestable. Ce que j'admire, à coup sûr, dans son entreprise autobiographique est cet effort de lucidité qui découvre bon nombre de ses aspects les moins aimables : son snobisme, son absence d'empathie, son narcissisme, et cette tendance toute philosophique à avoir des avis sur tout et à prendre acte de rien. Bref, Simone est un vrai bonbon ♥
Ce qui m'a tout d'abord un poil pincée est le fait que Simone n'a aucun goût pour l'enseignement. Elle dit à plusieurs reprises qu'elle considère ce travail comme une routine, une mascarade et n'hésite pas dès que possible à se faire porter pâle frauduleusement pour voyager ou rejoindre Sartre. Simone, en somme, est à l'origine de la piteuse opinion que la population a des enseignants ! Plaisanterie mise à part, elle méprise sans fioritures ses élèves et lorsque ce n'est pas le cas, les modèle avec un détachement glaçant. Il n'y a aucune volonté de transmission chez elle, aucun appel à l'échange, à l'enrichissement mutuel - si ce n'est avec Sartre, bien entendu - aucun élan vers l'autre pour l'éclairer ou s'éclairer de concert. J'ai rarement lu, honnêtement, quelqu'un qui assume à ce point son égocentrisme (même dans une autobiographie où le but est de parler de sa pomme la plupart du temps, j'entends. Exception faite de ce bon Jean-Jacques, absolument imbattable).
Par ailleurs, ce premier tome couvre dix ans, de 1929 à 1939. Vous l'aurez compris, outre le nombril de Simone, des évènements d'envergure majeure se préparent en Europe... Or, Simone s'en fouette la couenne. Purement et simplement, et nous le dit avec toute la franchise rassérénante qui la caractérise a posteriori dans son rôle d'autobiographe (au cas où vous vous demanderiez pourquoi je la lis malgré tout ces griefs, c'est pour cette franchise rassérénante, précisément). Elle se demande, lorsqu'elle écrit bien longtemps plus tard, donc, comment elle a pu s'en ficher, mais c'est pourtant le cas. Elle s'en fichait. Sa posture était à mi-chemin entre l'optimisme béat de l'autruche (Non, mais tout va bien se passer, voyons) et le confort paresseux de l'inaction (t'façons, je m'en fous, je me casse en Italie). Ça ne l'empêchait pas de donner son avis sur tout bien entendu, sur la bourgeoisie, le communisme, les conditions ouvrière ou féminime, et sur la politique internationale en l'occurrence mais, dans les faits, elle préférait ne pas se mouiller et rester à bavasser théoriser à la terrasse d'un café. La vie est une question de priorités.
A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire ; je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester. A présent, je n'éprouvais plus du tout le besoin de m'exprimer. Un livre, c'est d'une certaine manière ou d'une autre un appel : à qui en appeler, et de quoi ?
Tout n'est cependant pas tout noir, ne vous méprenez pas ! Ce qu'il y a de particulièrement passionnant dans ce tome, c'est qu'il offre deux devenir écrivains pour le prix d'un : celui de Simone bien sûr, qui tâtonne, traverse des périodes plus ou moins actives et peine à construire une intrigue cohérente et subtile - car définitivement, le truc de Simone, c'est la littérature - et celui de Sartre, véritable rouleau compresseur de l'écriture, pour qui écrire semble être une condition d'existence - il mène, quant à lui, de front philosophie et littérature, les deux inextricablement liées. L'un et l'autre s'enrichissent et leurs exigences mutuelles, qui ne souffrent aucune compromission quant à la qualité ni aucune complaisance égotiste ou sentimentale apparaissent exemplaires en tout point. Écrire, oui. Mais avec art et verve. En outre, comme tout écrivain, Simone et Sartre sont des lecteurs aguerris et les quelques pages d'élans passionnés à l'endroit des auteurs de leur temps dont Faulkner sont particulièrement savoureuses (et me donneraient presque envie de retenter l'expérience de l'auteur américain malgré une première tentative mi-figue mi-raisin.)
Et puis que dire de la langue irréprochable de Simone, dont je commence à entrevoir quelques tics, dont cet usage compulsif mais si divinement maîtrisé du point virgule ! Quel bien absolument fou ce style précis, net, incisif et parfois lyrique - lorsqu'il s'agit de déambuler et de contempler la nature par exemple - procure à l'âme en mal de nourritures intellectuelles vivifiantes. Il est bien certain que Simone de Beauvoir n'est pas une femme impeccable et loin de moi l'idée d'en faire l'icône de quoi que ce soit parce qu'il n'en est vraiment rien MAIS quelle femme pourtant, dont l'expérience précieuse permet au lecteur de s'interroger sur la sienne propre, sur la manière et les raisons de la conduire.
Lorsque se tourne la dernière page de ce premier tome, la Seconde Guerre Mondiale est sur le point de se déclarer et Simone et Sartre sont encore en voyage (en détente). Jean-Paul pète même un peu un boulon puisqu'il voit des langoustes - Simone, très stoïque et décidément pas empathe pour deux sous, se contente de penser qu'il bosse un peu trop et lui fouette les sangs.
Aussi, bien des questions restent en suspens en attendant le tome II... Simone et Jean-Paul rentreront-ils sans encombre en France ? Réaliseront-ils enfin qu'une guerre est en marche ? La langouste voyagera -t-elle en première ou en seconde classe pendant le retour ? Continueront-ils à se peigner le nombril pendant que d'autres écrivains un peu plus couillus prennent position ? Vous en saurez plus dans le prochain numéro !
18 commentaires
Moi c'est mon icône :-) J'ai ce volume, il ne me reste plus qu'à le lire !
Parfait ! J'espère qu'il saura te réjouir !
Je n'ai jamais lu Simone, j'avoue ne pas franchement en avoir envie, mais cela ne m'empêche pas d'avoir adoré ton billet. Je l'ai lu avec intérêt et plaisir ! Et je ne manquerai pas le prochain épisode. Quelque part, sur mes étagères, il y a L'âge de raison de Sartre... ( que j'ai lu quelque peu, lui ). Si tu es en veine de classique et de style, nous pouvons Proust ensemble l'année prochaine ;)
( en décembre, j'ai le projet trop longtemps reporté de re-lire Céline, tout un programme glamour ^-^ )
Merci pour ta lecture, Marilyne. Cela me fait plaisir de revenir un peu par ici, tranquillement.
Ouuuh, Céline, c'est du lourd, en effet. J'ai retenté plusieurs fois Céline, depuis notre première rencontre laborieuse au lycée mais je n'ai jamais réussi. Contrairement à beaucoup d'autres classiques qui sont finalement mieux et bien passés avec l'âge, et bien que la personnalité trouble de Céline m'intéresse vivement, son style ne passe définitivement pas avec moi.
Pourquoi pas une relecture de Proust l'an prochain, oui ! C'est un auteur que je projetterais plutôt pour l'été, mais à voir selon notre inspiration du moment.
C'est-à-dire que l'été ne me suffira pas pour monsieur Proust. Je note une lecture possible d'Aurélien en début d'année ;)
J'aime beaucoup la façon dont tu racontes, même si je n'ai pas encore déterminé si cela me donnait envie de lire ce volume ou pas. Oui, quand même, je suppose, même s'il n'est pas parmi les priorités.
Rien à voir, mais je le pose là : je compte lire le dernier volume du Cycle du réel en janvier ou en février. Tu me rejoindras si tu as envie ou pas, zéro pression.
Franchement, ça me ferait vraiment plaisir qu'on finisse ce merveilleux cycle aragonais ensemble. Je me note donc Aurélien pour janvier/février. J'espère que je n'aurai pas perdu mon regain d'envie de lire et de chroniquer d'ici là...
J'ignore si lire Simone est amusant (si en plus elle n'a pas d’humour, ça ne va pas passer) mais en tout cas tu sais rendre l'affaire incontournable! Jamais lu cette brave S (mais Sartre, si)
Merci Keisha ! Lire Simone n'est pas forcément amusant, mais revigorant, ça c'est sûr ! ;)
merci pour ce très joli moment de lecture "Or, Simone s'en fouette la couenne."
Avec plaisir (Sacrée Simone !)... ^^
Rien de tel que de se repaître dans l'égoïsme assumé de Simone pour se sentir revigorée, dirait-on à te lire, ma chère Lili ! À moi, ton billet, la couenne et le nombril de S, la langouste de Sartre (et leur apprentissage d'écrivains) m'ont fait l'effet d'un sacré remontant en tout cas. Quelle joie de te retrouver ici ! Il n'y a pas à dire, les blogs comme le tien sont de vrais repaires au trésor... et donnent plus à ruminer que les éphémères posts d'Instagram.
Bye-bye Simone, je ne pense pas lire tes mémoires de suite. Mais Le deuxième sexe, oui, cela fait longtemps que je tourne autour. Alors, une petite LC féministe en perspective, ça te dit copinette ?
Si je t'ai revigorée, alors je suis ravie au plus haut point ! On a beau dire qu'on écrit d'abord pour soi, si on touche quelques personnes au passage, ça fait tout de même rondement plaisir !
Alors, pour le coup et de but en blanc comme ça, je dois avouer que Le deuxième sexe ne me tente pas plus que ça. En fait, j'ai peur de tomber sur de la philosophie épineuse et soporifique (comme la philosophie en a si bien le secret, quoi...) mais peut-être que je me trompe ? Il faudrait que j'aille le feuilleter pour m'en faire une idée plus précise !
Je crois que Le deuxième sexe tire plus du côté de l'essai que du traité philosophique. A voir ! Je te dirai s'il croise ma route.
Je ne sais pas pourquoi, je n'ai jamais vraiment eu le désir de lire cette auteure. Mais je vais suivre ton conseil. Je suis sûr quelle mérite d'être connue. Et les passages que tu cites sont assez beaux.
Content en tout cas de te revoir fréquenter ton blog! Bises.
Je ne sais pourquoi, peu de gens ont le désir de lire Beauvoir, finalement - contrairement à Sartre. Finalement, malgré une personnalité antipathique, je la trouve pourtant passionnante. J'espère que tu auras l'inspiration de t'y essayer !
Super intéressant. Je n'ai jamais lu de Beauvoir mais tu donnes envie, malgré ce côté égocentrique dont je n'avais jamais entendu parler. Et j'ai dû chercher sur Internet pour cette histoire de homards, mais LOL quoi, c'est tellement décalé de li'dée que je me fais de Sartre.
Oui, complètement, n'est-ce pas ! Moi aussi, cette histoire de homards m'a fait mourir de rire !
Quant à Beauvoir, en effet, on parle peu de son égocentrisme mais parce que je crois qu'au final, dans cette lignée du fait qu'elle est très peu lue, personne ne la connaît vraiment. On la brandit comme le héraut du féminisme alors que bon... Elle était évidemment avant-gardiste et d'une pensée très libre sur bien des points mais de façon très individualiste et auto-centrée. Elle n'en avait pas grand chose à carrer des autres femmes qu'elle-même - il n'y a qu'à voir comment elle les traite.
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