Le joueur d'échecs de Stefan Zweig
06/06/2014
Le joueur d'échecs de Stefan Zweig, Le livre de poche, 2013 [1942], 95p.
Tout commence "[s]ur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New-York à destination de Buenos Aires" où "régnait le va et vient habituel du dernier moment".
Fidèle à sa tradition du récit enchâssé, Zweig nous embarque dans l'enfance et l'apprentissage d'un illustre passager : le champion international d'échecs Czentovic. D'une nature plutôt frustre et stupide, il se révèle à l'adolescence un virtuose du jeu à la surprise générale. Malgré sa renommée, il apparait vaniteux, cupide et incapable d'abstraction. Notre narrateur se révèle vivement intéressé par cette personnalité monomaniaque "car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l'infini. Ces gens-là, qui vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d'un caractère tout à fait remarquable. Aussi déclarai-je mon intention d'observer de près ce singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral [...]".
Mais malgré quelques tentatives et une partie d'échecs groupée face à Czentovic, c'est un autre personnage, tout aussi étonnant, que le narrateur va rencontrer et apprendre à connaître : celui capable de battre le maître. Commence alors un second récit enchâssé sous forme de confidence. L'énigmatique Dr B. raconte son expérience d'enfermement et de torture intellectuelle pratiquée par les nazis. Aucun camp de concentration ici mais une autre forme de déshumanisation. B. était enfermé dans une chambre d'hôtel "hermétiquement fermée au monde extérieur", privé de tous échappement des sens. "Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m'adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n'entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets." L'incarcération de l'esprit, clos sur lui-même, condamné à tourner en rond, vire à un ennui terrible et suicidaire. C'est précisément ce que vise les geôliers : à force d'ennui, les prisonniers livreront quelques personnalités encore plus importantes pour échapper à cette condition. Heureusement pour lui, B. parvient à voler un livre de technique d'échecs. Son esprit peut enfin s'évader et, depuis sa chambre, il rejoue des parties illustres puis tente de jouer contre lui-même ; non sans glisser progressivement vers la folie.
Connue pour être la dernière nouvelle de l'auteur, Le joueur d'échecs est une nouvelle sombre, presque glaciale. Le pessimisme et l'angoisse de Zweig quant à l'avenir du monde m'y sont apparus palpables. Cette fin, certes ouverte mais où B. manque de retomber dans le cercle vicieux de la folie malgré son attention, n'est pas exactement une happy end, bien au contraire. Ce narrateur qui le rattrape in extremis pourrait être l'écrivain qui tente de dire pour alerter, pour empêcher la chute mais sans trop y croire et surtout terrorisé par les perspectives.
Comme l'affirme B. "c'est une histoire assez compliquée, et qui pourrait tout au plus servir d'illustration à la charmante et grandiose époque ou nous vivons". Ironie désespérée, cette nouvelle expose un des recours dont usent les états totalitaires pour déshumaniser, avilir, et détruire - détruire toujours. En un processus lent mais patient, le ver grignote le fruit. C'est sans doute cette sensation sourde d'une destruction méthodique de tout ce qui fait l'homme qui glace le plus les os.
Point besoin de beaucoup de mots pour amener à cette prise de conscience. La brièveté si caractéristique de Zweig se veut avant tout comme un électrochoc. Il ne s'agit pas tant de raconter que de dénoncer pour inviter à un soulèvement contre ce rouleau compresseur de la destruction. L'auteur lui-même n'en aura pourtant pas eu la force.
Le joueur d'échecs n'est peut-être pas la nouvelle qui m'a le plus touchée mais elle est m'a clairement invitée une nouvelle fois à une vigilance nécessaire, à un recul et à une réflexion face au monde.
Lu en lecture commune avec Charline dont je vais lire de ce pas l'avis éclairé !
Avec ce titre, je participe pour la 2eme fois au mois de la nouvelle chez Flo et pour la 4eme fois au Challenge Zweig chez Métaphore : Challenge terminé !
16 commentaires
C'est un texte très fort, qui m'a marquée. Bravo pour la fin de ton challenge Zweig ^^
L'impression me reste également... Il y a quelque chose de très glaçant.
Et oui, enfin un challenge terminé ! Ça faisait longtemps ;) (Il faut dire que je compte rarement où j'en suis dans mes challenges...)
J'adore comme nos billets se complètent toujours, avec des angles différents ! C'est vrai que cette nouvelle n'est pas "touchante", elle est effectivement glaciale car elle touche directement tout le côté "intellectuel" de la destruction méthodique de l'humain que tu mets si bien en évidence.
Merci encore de m'avoir fait découvrir cet auteur et de m'avoir proposé cette LC avec cette nouvelle !
C'est tout le sel des LC, j'adore qu'on se complète et lorsqu'on échange à foison ! Je suis vraiment heureuse de t'avoir fait aimer Zweig !
Ah pas d'histoire de passion dévorante, je le note et le lirai pour découvrir un autre aspect de Zweig.
Une passion dévorante en quelque sorte, mais pour les échecs ^^ En tout cas, celle-ci n'est pas sentimentale, elle se joue plutôt au niveau intellectuel et historique. Très très intéressant !
Comme toi, ce n'est pas la nouvelle qui m'a le plus touchée ( je crois que je citerai Amok ), mais marquante tant pour le sujet que le style, une des premières lues.
Marquante, c'est indéniable ! Pour ma part, j'ai mis du temps à découvrir Zweig mais je ne saurais m'en passer aujourd'hui !
j'aime cet auteur et je garde un bon souvenir de ce livre.
J'en garde un très bon également !
J'ai découvert Zweig avec ce texte. L'auteur m'impressionnait alors je m'étais dit qu'avec un format court, ça faisait moins peur ;)
A ce jour, c'est un de mes Zweig préférés, même si comme je te l'écrivais par mail, il me faudrait relire ce texte. C'est un écrivain que je n'aime pas quand il nous fait une crise de sentimentalisme, alors la froideur et cet appel dirigé (presque) exclusivement vers l'intellect du lecteur m'avait beaucoup impressionnée et plu. Et puis l'écriture, la forme sont magistrales. C'est vraiment un texte qui m'avait donné le sentiment de toucher à la perfection.
Tu as le mot juste, Flo : Zweig touche à la perfection ! De mon côté, je l'aime beaucoup dans l'expression de la passion ; moins, comme toi, lorsqu'il est purement sentimental. Une chose est sûre : je n'ai pas fini de le lire.
J'avais adoré cette lecture! C'est vrai que cela fait réfléchir! Je n'ai jamais été déçue par Zweig.
Je n'ai pas toujours été aussi enthousiaste pour ma part mais il a toujours une langue merveilleuse et bien souvent, il trotte longtemps dans la tête et suscite la réflexion.
Je l'ai étudié en troisième en cours de français, et j'avais été bouleversée par cette histoire. C'est l'une des meilleures oeuvres de Zweig je trouve, une façon originale et glaciale de traiter les horreurs perpétrées par l'homme contre l'homme.
Pour ma part, je l'avais étudié en terminale mais je m'étais payée le luxe de ne pas le lire (sans commentaire d'ailleurs mouarf). Il m'aurait fallu attendre un peu plus de maturité pour me rendre compte que ce titre est excellent !
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