De grandes espérances de Charles Dickens
26/12/2018
Dans une banlieue londonienne qui ne dit pas son nom vit Pip, sept ans, élevé à la main par sa sœur - et ça n'a rien d'une plaisante métaphore. Un jour de brume, tandis qu'il déambule dans les marais après s'être recueilli au cimetière sans trop comprendre les épitaphes, Pip fait une rencontre impressionnante : un bagnard en fuite, hirsute et affamé (spéciale dédicace à Jean Valjean). Pip l'aide mais garde de cette présence fantomatique un souvenir à lui glacer le sang. Plus tard, alors qu'il se destine à devenir l'apprenti de Joe, son beau-frère forgeron, il fait une autre rencontre déterminante : Miss Havisham, la célibataire toquée du bourg voisin. Depuis qu'on l'a laissée pour compte devant l'autel, il y a des dizaines d'années de cela déjà, Miss Havisham vit recluse dans sa sombre demeure, toujours vêtue de sa robe de mariée, rôdant autour de la pièce montée en déconfiture sur la table. Elle a tout de même adopté une jeune fille entre temps, Estella, qu'elle flatte à outrance pour lui éviter ses propres déceptions. Pip arrive sur ces entrefaites pour divertir la vieille dame et la jeune demoiselle. Evidemment, Estella est divinement belle et délicieusement détestable. Evidemment, Pip en tombe fou amoureux. Evidemment, tout, absolument tout, dès lors, ne sera pensé, dit ou fait que dans la perspective de cet amour saisissant.
Pip ! Mon cher vieux, la vie est faite d'une suite de séparations soudées ensemble, s'il m'est permis de le dire : l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et il faut bien l'accepter quand elle vient.
J'adore lire ou relire des classiques en hiver. Cette saison de plaids, de thés et de chats douillets se prêtent parfaitement au confort d'une littérature un poil datée aux arômes d'enfance. C'est la période cocon (ou régression, si l'on veut). Lorsque j'ai entamé la relecture De grandes espérances, j'avais besoin plus que jamais d'une valeur sûre dans laquelle me lover. Aussi, je l'ai thésaurisée. J'ai égrené un tiers du livre chaque mois jusqu'à maintenant, ce mois de l'année où les jours sont si courts et le besoin de confort si grand. C'était parfait. Je n'aurais pas pu mieux choisir. A toi qui ne sais pas quoi lire pendant les vacances de Noël, je te conseille d'ouvrir De grandes espérances. Tu vivras quelques après-midis délicieux.
Charles Dickens, comme beaucoup d'auteurs parus en feuilletons au XIXème - bisous cœur à Victor Hugo et Alexandre Dumas - a les avantages et les inconvénients de son format : il est tantôt vif, passionnant, enlevé, rocambolesque, plein d'ironie et tantôt digressif - on sent qu'il gagne du temps et de la page - et aussi subtil qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Un auteur parfait pour l'adolescence, en somme, malgré le volume impressionnant de ses romans : on s'attache, on sourit, on s'interroge et on dévore. Tant pis pour le détail qui manque parfois un peu de finesse puisqu'on ne s'y attarde pas.
Une fois n'est pas coutume, Dickens a opté pour la narration à la première personne ici. Ainsi, on grandit et on s'émeut avec Pip. J'ai lu sur quelques blogs qu'il n'était pas très attachant, et ce n'est pas faux. Il est encore mieux : très humain. Il n'est pas blanc comme neige ni extraordinairement intelligent. Il n'accorde pas toujours son affection à ceux qui le méritent le plus et peut se montrer aussi ingrat qu'attentionné. En bref, Pip est cet antihéros qu'on adore suivre à travers les méandres de ses espoirs déçus.
J'ai particulièrement été frappée lors de cette relecture - dont je n'avais aucun souvenir des deux cents pages finales (tant mieux, j'ai adoré y revenir comme ça) - par l'atmosphère fantastique omniprésente à bien des moments clés. Les rencontres ont lieu entre chien et loup, dans la pénombre ou dans la brume ; Pip entend des bruits suspects ou des propos indistincts ; des halos lumineux se dessinent et nimbent les formes alentours de contours flous et d'ombres étranges... Les fortes personnalités du roman apparaissent plus qu'humaines au contact de cet univers revu et corrigé par la subjectivité terrifiée ou impressionnée de Pip. Sacré Charles ! Il en connaît un rayon sur les recettes pour accrocher son lecteur et lui faire tourner les pages avec délectation.
Elle restait assise, avec une rigidité cadavérique, pendant que nous jouions aux cartes ; et les garnitures et les dentelles de sa robe de fiancée semblaient comme du papier terreux. Je n'avais encore jamais entendu parler des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre.
Les autres personnages, les gens normaux, sont, eux, croqués avec tendresse, humour ou condescendance - à la guise du narrateur. La galerie est aussi vaste que Londres et ses environs peuvent contenir de personnalités variées. C'est richissime et souvent fabuleux. Estella, bien sûr, a une catégorie rien qu'à elle. Celle des déesses ou des muses. Elle est aussi désirée qu'inaccessible, recette qui a fait ses preuves amoureuses depuis toujours, dans les romans comme dans la vraie vie.
J'avais beaucoup d'espérances en ressortant ce roman de mes étagères (il fallait que je la case celle-là, vous en conviendrez) et, contrairement à Pip, je suis loin d'être déçue. Même si je l'ai moins dévoré que la première fois, et même si j'y ai vu les faiblesses au-delà desquelles j'étais passée auparavant, je finis par faire le même constat que lors de ma découverte du Comte de Monte-Cristo : ces romanciers en feuilletons sont quand même de sacrés bons chasseurs. Ils savent ferrer le lecteur comme le pêcheur à la mouche attrape la truite. On voit le leurre... mais on ne peut pas s'empêcher d'y aller quand même.
Tu t'es tendu tes propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus.
J'en viens du coup à me dire que ces apparents manques épisodiques de subtilité cachent en fait une plus grande intelligence : celle d'embarquer le plus de lecteurs possibles, petits ou grands, hommes ou femmes, jeunes ou riches, peu importe. Celle de faire rêver, de faire plaisir, de faire pleurer, sourire. Celle, donc, d'émouvoir et de rendre heureux. Franchement, la vie serait beaucoup trop ennuyeuse sans des romanciers de cette trempe (mais si tu es snob et que tu ne lis que de la philosophie allemande ou de la poésie russo-lituanienne, je te fais des bisous quand même).
En parlant de bisous d'ailleurs (voilà ce que Dickens fait donc de moi : un bisounours. Damned ! Note pour plus tard : relire Cioran ou Schopenhauer pour compenser - un jour), je profite de l'auguste saison pour vous transmettre mes douces pensées de Noël. J'espère que cette période aura été pour tous un moment de joie et de paix, quelle que soit votre façon de la célébrer. Il est temps, maintenant, de se préparer à tourner une nouvelle page. 2019 arrive et le bilan 2018 du blog aussi. Belles journées à vous d'ici là*
Romans de Dickens précédemment chroniqués :
14 commentaires
J'avais abandonné à la moitié du livre mais il faut que je le reprenne ! Je pense plutôt à l'été où j'ai plus de temps pour lire...
Oui, j'aime lire un bon gros classique en été aussi ; la période s'y prête bien ! J'ai relu De grandes espérances en pointillé aussi, tu vois, en l'étalant sur trois mois. Je suis sûre que la deuxième moitié du livre t'attendra parfaitement jusqu'à l'été prochain :)
Mais quel billet marrant! J'ai apprécié tes clins d'oeil au lecteur, tes incises, etc.
Sinon, oui (et comme le Comte de MC est mon chouchou depuis ma tendre enfance;..) on voit un poil les coutures, mais c'est du bonheur, et je devrais bien le relire (mais là j'avoue me vautrer dans les romans de James et Wharton, vraiment je sors de les beaux mariages et c'est 5 étoiles pour moi!)
Ohh, je suis contente de t'avoir faire rire, Keisha ! Les chroniques littéraires me semblent plus agréables lorsqu'elles sont marrantes.
Je note tes cinq étoiles pour Les beaux mariages, histoire d'aggraver ma liste d'envies classiques ^^
Intéressant tout ce que tu en dis. Avec un titre pareil, je croyais que c'était un livre assez tragique. Je n'ai pas trop aimé Oliver Twist mais il faudrait peut-être que je réessaye Dickens. (Un jour, un jour.)
Je n'ai pas tellement accroché à Oliver Twist non plus mais on rentre différemment dans De grandes espérances. Je pense que c'est beaucoup dû à la narration à la première personne. Le bouquin a quelque chose de sombre, comme tous les Dickens, mais ce n'est vraiment pas déprimant. En bref, ce pourrait être une bonne manière de te réconcilier avec le bonhomme, malgré tes lectures mitigées jusqu'ici !
Bon, là, tu enfonces le clou ( dans le plaid ;)). Je me faisais la réflexion que je n'avais lu Dickens, que je plongerai bien dans ces ambiances londoniennes. Je crois qu'il y a David Copperfield sur les étagères de monsieur. Bonne résolution 2019 ? ( ça ne ferait qu'ajouter un classique à mes envies, ce doit être de saison ;)).
Belles fêtes de fin d'année à toi.
Ah oui, les classiques sont indéniablement de saison là !
Je suis ravie d'enfoncer le clou dans le plaid du coup (ahah). Je n'ai pas lu David Copperfield. Tu m'en diras des nouvelles !
Super billet comme toujours! J'adore Dickens, que veux-tu je dois également avoir des travers de Bisounours... Je viens étrangement d'acheter ce roman. J'ai déjà lu Oliver Twist et David Copperfield et j'en garde de très bons souvenirs. Effectivement, le style tout comme la construction narrative basés propre au roman-feuilleton est addictif et rappelle les œuvres de Dumas mais aussi selon moi, Wilkie Collins. Tiens, je vais peut-être me plonger dans un pavé victorien pour célébrer cette saison au coin du feu. Des bisous pour cette nouvelle année!
Je n'ai toujours pas retenté Wilkie Collins depuis ma déception avec La pierre de lune. J'ai La dame blanche dans ma PAL, cela dit. Je vais me le garder pour plus tard par contre. Peut-être un été ou Noël prochain, qui sait !
Belle année à toi aussi, Missy !
Je découvre lentement - pour mieux les savourer - tous tes billets que je n'ai pas encore lus. Celui-ci me parle particulièrement, vu que j'étais censée le lire avec toi... En plus, pour avoir feuilleté le début (la scène du cimetière !), c'est vrai qu'il se prête bien à la période de Noël. Vais-je attendre Noël prochain, ou m'y mettre sans plus tarder ?? Aïe, je viens de commencer Flaubert et son éducation sentimentale, cela risque de m'occuper un brin ce mois-ci... en plus du reste. Et après, y a Aragon. Bon, Dickens attendra encore un peu, mais il a bon dos ;) J'adore ton analyse sur les romans-feuilletons attrape-tout !!!
De toute façon, lorsque tu attaqueras Dickens, ce sera forcément le bon moment !
Il faudra que tu me dises ce que tu penses de L'Education sentimentale. Je garde un souvenir fort ennuyé de ma tentative lointaine il y a une quinzaine d'année (bim, dans la tronche) mais je songe de plus en plus à réessayer depuis que j'ai adoré Salammbô l'an dernier...
Quant à Aragon, je suis bien contente de lire que tu seras avec nous en mars ! J'ai hâte !
Je viens de l'acheter il y a quelques jours. Je vais attendre pour le lire. Ce que tu dis sur le talent des auteurs de susciter des émotions chez le lecteur je le retrouve superbement expliqué dans De superman au surhomme d'Umberto Eco. Cet essai est tellement bien expliqué que c'est super plaisant à lire.
Je n'en avais jamais entendu parler ! Merci pour cette référence que je note, évidemment !
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