Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë
20/02/2019
Il y a quinze jours, je concluais mon billet sur Agnès Grey en soulignant que ma lecture des Hauts de Hurlevent datait de bien trop longtemps pour constituer un avis fiable de lecture et qu'il me serait bien agréable de le relire, pour voir ce que j'en penserais aujourd'hui. Ni une ni deux : aussitôt le billet fini, j'ai entamé le dit-roman de la sœur du milieu (deux Brontë coup sur coup : je peux difficilement mieux préparer mon départ demain pour le nord de l'Angleterre).
En vérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas que j'eusse pu trouver, dans toute l'Angleterre, un endroit plus complètement à l'écart de l'agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope.
J'en fais un rapide résumé pour celles et ceux qui vivraient dans un univers parallèle (n'y voyez aucun snobisme hein, j'ai juste cru comprendre que, tout comme l'oeuvre de Jane Austen, celle d'Emily et celle de Charlotte Brontë font partie des grands classiques de la blogo). Un soir, tandis que la pluie fait rage sur la lande anglaise, Mr. Earnshaw ramène de la ville un jeune garçon, supposé bohémien, qu'il décide d'adopter parmi ses deux autres enfants, Hindley et Catherine. Il sera sobrement surnommé Heathcliff, ce sobriquet valant autant pour prénom que pour nom de famille. Si l'affection du maître lui est d'emblée acquise, son caractère taiseux, taciturne, parfois fier, emporté, et fougueux lui attire autant l'inimitié d'Hindley et des domestiques que l'amour de Catherine - un amour qui ne se nomme finalement jamais vraiment, et qui tient de tous les amours possibles : naïf, instinctif, fraternel, amical, amoureux, passionnel, divin, animal, destructeur. En grandissant, Catherine se tourne vers le fils de la propriété voisine, Edgar Linton, beaucoup plus apte à lui convenir socialement que la rusticité d'Heathcliff, traité comme un vulgaire serviteur par Hindley depuis la mort de son père. Heathcliff ne s'en remettra, disons-le, jamais et cette rupture sans franchise sera le point de départ d'un comportement aussi détestable que machiavélique dont tout le monde, y compris Catherine et y compris lui-même, pâtira.
Hurlevent me causait un oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait abandonné à ses vagabondages pervers la brebis égarée et qu'une bête malfaisante rôdait entre elle et le bercail, attendant le moment de bondir et de détruire.
A la question ai-je adoré une seconde fois ? la réponse est mille fois oui. Emily réussit l'impossible : créer un huis-clos dans un roman où la lande compte parmi les personnages principaux du roman. Cette lande-là cristallise toutes les émotions des personnages. Elle en est leur métaphore perpétuelle (coucou, poésie lyrique). Ainsi, rares sont instants de beau temps dans cette saga étouffante qui dure presque trente ans. Les événement capitaux se passent toujours dans la pénombre, à la nuit tombée, voire en plein cœur de la nuit angoissante et, comme si cela ne suffisait pas, il pleut bien souvent et le vent hurle - comme le titre du roman le laisse un poil deviner - à travers tous les interstices. Si l'on ajoute à cela la décrépitude austère des Hauts de Hurlevent, en position à la fois écartée et dominante sur la lande, l'opposition flagrante qui se dessine entre cette bâtisse et la Grange, et la persécution vengeresse d'Heathcliff tout le long de l'oeuvre, on a l'impression d'avoir mis les deux pieds dans un bon vieux roman gothique comme les anglais du début du dix-neuvième siècle savent si bien faire. Sauf que de créatures surnaturelles, il n'y en a pas vraiment. Evidemment, on va abondamment parler de la maladie, de la mort, de vengeance, de cauchemars et de fantômes - on ne va pas se mentir : Emily avait un petit grain et, si elle vivait à notre époque, elle kifferait sûrement Black Sabbath - mais un pas de côté est tout de même opéré par rapport au roman gothique canonique. C'est qu'Emily s'amuse à en infuser tous les clichés dans la vie quotidienne de son époque. Ainsi, ce n'est pas le surnaturel qui s'invite dans la vraie vie mais la vraie vie qui devient surnaturelle. A partir de là, on comprend déjà qu'on n'a pas à faire à une auteure du dimanche pour jouer avec autant de brio de topoï mille fois vus à son époque (et à la nôtre), elle qui n'a, par ailleurs, jamais vraiment quitté sa lande et connu autre chose que le cocon du presbytère familial. chapeau, l'artiste.
Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être.
A la question ai-je adoré comme la première fois ? la réponse est évidemment non. A seize ans, je n'avais lu que l'histoire d'amour passionnelle entre Catherine et Heathcliff et cela m'avait semblé le summum du romantisme noir fabuleux (Il parait d'ailleurs que c'est le "roman favori" des héros de Twilight. D'un coup, j'ai un petit peu envie de mourir). Vingt ans plus tard, je m'aperçois qu'on ne lit finalement dans un livre ce qu'on a envie d'y lire à l'instant T et, accessoirement, que certains éléments réclament une maturité qu'on n'a pas toujours lors d'une première lecture - c'est d'ailleurs ce qui rend la relecture des classiques si passionnante et si nécessaire. Là où je ne m'étais pas fourvoyée, c'est qu'on peut difficilement faire amour plus passionnel. Lorsque l'un ou l'autre protagoniste l'évoque d'ailleurs, l'individualité de l'autre est totalement annihilée : l'autre, c'est soi-même. Cette simple assertion justifie autant l'amour que la souffrance, autant la possession, la vengeance que la destruction. Autant vous dire que ça ne me fait absolument plus rêver - j'ai peine à comprendre, maintenant, comment ça a pu me faire rêver un jour d'ailleurs (on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans comme dirait l'autre ?). Aussi, je ne peux pas dire, ce coup-ci, que l'histoire m'a plu. Les personnages me sont presque tous apparus détestables, Catherine en tête de file. Enfant indisciplinée, impulsive, manipulatrice puis jeune femme capricieuse, égocentrique et névrosée : le combo gagnant de l'héroïne romanesque la plus antipathique de l'univers. Heathcliff mis à part dont j'ai déjà parlé, du côté des Earnshaw, Hindley est un ivrogne patenté accro au jeu depuis la perte de son amour (coucou Branwell), le serviteur Joseph est un moralisateur exécrable avec tout le monde ; du côté Linton, Edgar est certes lumineux et bon en opposition à Heathcliff mais il est aussi d'une faiblesse de caractère aussi ennuyeuse qu'irritante, Isabelle est mièvre et jalouse et le rejeton qu'elle a avec Heathcliff est un couard pitoyable capable de toutes les bassesses pour sauver sa peau. Non vraiment, les personnages de ce roman sont de vrais petits sucres ♥. Comme tout bon huis-clos qui se respecte, en outre, on reste entre soi, y compris pour les mariages - et là, en plus d'être détestable, c'est carrément malsain.
Je suis sans pitié ! Je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive. (amour, joie, bonheur, tout ça.)
Cela dit, je m'aperçois que je n'ai vraiment pas besoin d'aimer une histoire ou des personnages pour aimer une oeuvre lorsqu'elle est brillante. Toute cette architecture savante - car je n'ai pas parlé de la construction narrative mais cet écheveau de narrateurs est absolument magistral : Heathcliff et Catherine ne sont saisis qu'à travers le regard de tiers qui ne se privent pas de mettre leur grain de sel dans l'appréciation de tel ou tel et l'on passe de l'un à l'autre comme si l'on écoutait une histoire - gothique - racontée un soir de grand vent au coin du feu. Toute cette architecture savante, donc, particulièrement novatrice pour l'époque, offre sans ennuyeuses tirades une fascinante réflexion métaphysique sur le bien et le mal, sur la nature exacte de l'enfer, sur l'essence même de la vie et des rapports humains. Là où Agnès Grey m'a semblé trop moralisateur, j'ai aimé la réflexion ouverte de ce roman-là, qui ne se permet pas de penser à la place du lecteur mais qui l'invite tout de même à se poser mille questions. Mon Dieu, décidément, que c'est brillant ; tellement brillant que c'en est violent et cinglant - mais comme j'ai moi-même un petit grain et que je kiffe Black Sabbath, vous pensez bien que je n'ai pas boudé mon plaisir.
26 commentaires
Moi j'avais bien fait gaffe à lire les romans d'Emily, puis d'Anne et enfin de Charlotte, bien séparés, pour être sûre de ne pas confondre les frangines.
Un roman sous le signe de l'excès ! À tel point que certains passages de grande colère frôlent le grotesque et la caricature, tout étant tellement outré.
Quant à moi, à ma relecture, j'avais été frappée par le système narratif, avec le narrateur du début qui comprend tout absolument à l'envers et nous induit en erreur (si on relit le début en connaissant la suite, on s'aperçoit que l'on ne reconnaît plus personne), la gouvernante, etc.
Absolument, c'est l'excès dans toute sa splendeur, y compris dans le grotesque et la caricature. Les élans passionnés de Catherine et Heathcliff sont totalement surjoués, dans l'amour comme dans la colère, comme tu le dis si bien. Mais un surjeu assez maîtrisé par Emily tout de même, un excès clairement modulé à dessein et c'est là qu'est le génie !
Je n'ai pas été autant frappé que toi par ce Lockwood qui comprendrait tout à l'envers au point de nous induire en erreur. Je me suis surtout dit, de manière générale, qu'au fond on se fait tout de même bien balader : aussi bien Helen Dean nous raconte n'importe quoi !
ah voilà que j'ai envie de le relire, voir ce que j'ai loupé, non, pas la construction, non, pas le style, mais les points de vue erronés; cependant m'étonnerait fort que l'histoire d'amour (?) m'intéresse et que j'aime mieux ces personnages hystériques ou haineux. bref;
mon billet : http://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2015/06/les-hauts-de-hurle-vent.html que je ne renie pas et finalement mon avis n'est pas si éloigné du tien
Je viens d'aller voir ton billet et, clairement, nous pensons la même chose de ce roman finalement ! Et je crois que, tous, nous sommes à peu près d'accord pour dire que les personnages sont détestables, les situations malsaines au possible et étouffantes. La vraie différence se joue au moment d'apprécier ça ou pas en fait !
Ce que tu dis de la relecture correspond à l'expérience que je fais assez souvent en ce moment (où je relis beaucoup). Reste à voir quelle est la "bonne" lecture et s'il y en a une "bonne". La lecture un peu naïve qu'on a fait à 16 ou 17 ans savait aussi donner au texte un souffle, un emportement que la lecture qu'on fait des décennies plus tard ne retrouve plus. A chaque âge, je crois, ses richesses.
Je te rejoins tout à fait, Cléanthe. Finalement, chaque lecture est belle. D'où l'intérêt de relire : on efface pas la lecture précédente mais on y ajoute un autre angle, un autre sentiment, une autre compréhension. Ainsi, toutes les lectures s'enrichissent.
Le privilège de la relecture. Je rejoins Cléanthe dans ses réflexions sur la relecture. Tu me rappelles des souvenirs lointains, je suppose qu'il faudrait que j'y revienne aussi. Je me souviens surtout de l'atmosphère, du huis clos, de cette ambiance gothique. Finalement, je me rends compte que les personnages m'ont moins marquée. Et je me retrouve complètement dans la phrase en gras de ton dernier paragraphe.
Bon séjour anglais ( pour nous, ce sera cet été, il y a donc de l'espoir que je lise du classique anglais ;))
Ahh, où vas-tu en Angleterre ? J'ai eu un temps magnifique pour ma petite escapade, je te souhaite le même : c'est tellement plus agréable pour se balader et profiter de tout !
J'espère que cela te donnera envie de sortir un classique anglais pour l'occasion - si oui, j'ai hâte de savoir lequel !
Contente que tu aies profité de ton escapade, une respiration :-) . Pour nous, ce sera Londres avec fiston ( plein de projets sur place déjà ^-^ ) et nous espérons Stonehenge. Thomas Hardy est toujours en tête de liste.
Ahhh Thomas Hardy ! J'ai Jude l'obscur dans ma PAL depuis bien trop longtemps. Chaque année, pour le mois anglais, je me dis que j'en sortirais et puis je finis toujours par lire autre chose. Pourtant, il me tente fort, ce bouquin ! Bientôt j'espère (pour le prochain mois anglais ? ahah).
Je suis une inconditionnelle de ce roman. Lu, relu, re-relu...
Je te comprends !
Je l'ai lu deux fois mais si je le relis je pense y découvrir encore des choses et je n'avais pas fais attention à la construction narrative. Juste qu'à ma deuxième lecture j'ai vu Heathcliff comme un petit garçon égoïste au possible et sa relation n avec Catherine totalement malsaine. Faudrait que je me concentré sur la Land la prochaine fois que je le lis.
Ah oui, le rôle de la lande et de la météo est passionnant. C'est ce qui crée cette atmosphère gothique si particulière.
En tout cas, je pense en effet que ce roman fait partie de ceux que l'on peut relire autant qu'on veut sans l'avoir jamais épuisé. Ce qu'on appelle un chef d'oeuvre !
Moi aussi j'avais relu cette oeuvre avec plaisir :-)
Figure-toi que ça m'a presque donné envie de relire Jane Eyre ! Mais comme cette lecture-là date d'il y a quelques années seulement, je vais encore attendre un peu ;)
Ha! J'ai détesté ce livre, j'avais envie d'étrangler tout le monde, mais tu me donnes presque envie de le relire! Merci pour ce billet très nuancé!! :D
Héhé, si ça peut te rassurer, j'ai aussi eu envie d'étrangler tout le monde ! Je crois que les palmes reviennent tout de même à Catherine Earnshaw et Linton Heathcliff.
J'ai toujours un moment d'appréhension quand je m'apprête à lire l'avis d'une personne dont je respecte les opinions sur ce livre ou un autre de mes chouchous, mais me voilà rassurée. Comme toi, ma dernière relecture m'a vraiment fait nuancer le côté magnifique de la relation Cathy/Heathcliff, mais j'ai été aussi passionnée par ce roman que lors de ma première lecture. A tel point que c'est "Jane Eyre", relu juste après, que j'ai trouvé un peu trop sage...
La relation des deux protagonistes n'a clairement rien d'idéale mais le roman n'en est pas moins un chef d'oeuvre pour autant. Au contraire, même. Un tel texte à l'époque était profondément subversif, surtout écrit pas une femme, car malgré les exagérations et les poncifs du roman gothique, la noirceur et la violence véhiculées questionnent la morale en profondeur. Beaucoup plus que ce que j'ai pu lire des deux autres sœurs, en tout cas. Même si, in fine, il ne s'agit pas de renverser la morale, bien au contraire, cette entreprise de tout mettre à mal pour questionner m'a semblé beaucoup plus intéressante et passionnante que celle, plus lisse, de faire de grands discours moralisateurs comme Anne l'a fait dans Agnès Grey.
J'ai lu tellement de choses à propos des Hauts de hurlement, que c'est comme si je l'avais lu ! J'ai à la fois l'envie de m'y mettre sans plus tarder, à lire ton vibrant billet (Emily fan de Black Sabbath, ça restera dans mes annales !) mais aussi un peu peur de me focaliser sur les "défauts" de l'oeuvre (exagérations, etc) et de trop la comparer au chef d'oeuvre de son aînée (comme déjà dit, je suis une inconditionnelle de Jane Eyre et ça me bloque dans la lecture des autres productions Brontë, peur d'être déçue). Ai-je suffisamment un grain pour adorer moi aussi ? Bref, comme tu le vois, je me coupe les cheveux en 16. Le plus simple serait de commencer à lire ce livre culte tout simplement. Je sens que je vais m'y mettre bientôt ! Catherine, Heathcliff, me voilà !
Alors, franchement, ne te prends plus la tête et tente ! En plus, il se lit vraiment très très bien, ce n'est pas un livre sur lequel tu risques de t'acharner péniblement pendant des semaines, donc il n'y a pas de quoi hésiter. Éventuellement, mets-toi un petit Black Sabbath en fond sonore pour être dans l'ambiance, héhéhéhé.
J'étais persuadée d'avoir laissé un commentaire....
Oui oui, il est là, plus haut :)
Et voilà! ton article et les coms qui suivent m'ont donné envie de le relire.
Jeme souviens que ce qui m'avait le plus frappé lors de ma première lecture c'était la scène du rêve avec la vitre brisée.
Quel livre!
Ah oui, c'est une scène d'anthologie ! Ce n'est pas du tout un bouquin plein de bons sentiments, il est même souvent malaisant, mais quel chef d'oeuvre, je suis bien d'accord avec toi !
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