06/02/2019
Agnès Grey d'Anne Brontë
A bien des égards, Agnès Grey ressemble à Anne Brontë (et ce n'est pas fortuit). Cadette d'une famille de pasteur, élevée dans l'amour et le respect des convenances, elle est tendre mais néanmoins décidée à travailler. Les Grey n'ont jamais été pauvres - ils possèdent une voiture, n'économisent pas et se montrent généreux - mais ne sauraient être qualifiés de bourgeois pour autant. Ils évoluent dans l'entre-deux, cette "zone grise" comme la désigne avec humour Isabelle Viéville-Degeorges dans l'introduction de mon édition française, "sorte de no man's land social où l'on devient invisible des domestiques comme des maîtres". Aussi, lorsque le père investit gros et perd tout, seules trois professions peuvent être tolérées par l'entourage d'Agnès comme respectables : celle-ci opte pour une place de gouvernante chez les Bloomfield à quelques miles du presbytère familial, puis chez les Murray quelques temps plus tard, qui l'éloignent encore plus du foyer. Ces expériences sont des désastres complets. Les enfants, d'âges différents, ont tous en commun d'être indomptables, vaniteux et mesquins. D'ailleurs, leur rapport aux animaux parle d'eux-mêmes, le pompon revenant au jeune maître Bloomfield, véritable bourreau sans remord. Pour Agnès, se comporter de la sorte avec indifférence voire cruauté présage d'une personnalité maligne et détestable et, en effet, ses paroles ne sont que fiel à l'endroit de ses élèves. On retrouvera un peu ce penchant à l'amusement dénué d'empathie par la suite avec Rosalie Murray qui se plaît à jouer avec ses prétendants.
Patience, Firmness, and Perserance, were my only weapons; and these I resolved to use the utmost.
Mais le parallèle avec Anne s'arrête ici. Avec la famille Murray, Agnès se rend une à deux fois par jour à l'église (paye ta vie de fifou) et, petit à petit, avec la lenteur et la pondération qui la caractérisent, elle tombe sous le charme du jeune vicaire, M. Weston. Alors bon, il ne faut pas s'emballer pour autant. S'ils échangent quatre conversations à propos de la pluie et de quelques livres pendant la première année de leur rencontre, c'est bien le bout du monde. A la vérité, c'est surtout l'occasion pour Anne Brontë de faire discourir sa protagoniste sur les tenants et les aboutissants d'une morale extrêmement corsetée infusée de religion jusqu'au trognon.
The best way to enjoy yourself is to do what is right and hate nobody. The end of Religion is not to teach us how to die, but how to love; and the earlier you become wise and good, the more of happiness you secure.
Finalement, ce gris patronymique d'Agnès n'est pas seulement évocateur de sa classe sociale ; il est aussi très révélateur de sa personnalité : insipide, ennuyeuse et, par dessus tout, bien trop moralisatrice à mon goût. A l'exception de ce bon M. Weston et, bien évidemment, de sa parfaite famille (mention spéciale à l'image d’Épinal de Madame Grey), tous les autres personnages sont méprisés - et j'ai presque envie d'ajouter que les tractopelles de modalisateurs dont elle use pour avancer ses assertions avec une feinte précaution ne font que rajouter du piment à la sauce barbecue. Le recul et la modestie d'Agnès sonnent faux. Elle n'est que jugements péremptoires et rigidité. Ne vous méprenez pas : j'ai bien conscience de l'époque d'écriture du roman et j'ai bien conscience du contexte. Les badineries de Rosalie sont hautement répréhensibles, de même que les caprices et la pédanterie du petit Bloomfield et la pondération en toute chose est une des plus grandes qualités de l'époque, pour une femme en particulier. A cet égard, j'ai beaucoup pensé au personnage de Fanny Price dans Mansfield Park de Jane Austen. On est un peu sur cette gamme de jeune femme indispensable à tout le monde et en même temps invisible parce que trop pauvre et trop terne pour cette gentry anglaise orgueilleuse et riche. Sauf qu'un élément absolument crucial empêche de pousser plus loin ce parallèle : l'ironie. Lire une page de Jane Austen, c'est s'exposer à plusieurs niveaux de lecture d'une finesse exemplaire. Lire Agnès Grey, c'est s'ennuyer d'un premier degré pénible.
My only companions had been unamiable children, and ignorant, wrong-headed girls; from whose fatiguing folly, unbroken solitude was often a relief most earnestly desired ans dearly prized. But to be restricted to such associates was a serious evil, both in its immediate effects and the consequences that were likely to ensue.
Voilà donc mon sentiment à l'égard de ce roman : dispensable et, franchement, très en-dessous de ce que les sœurs d'Anne ont su produire exactement à la même époque. Je n'ai pourtant pas follement aimé ma lecture de Jane Eyre, auquel j'ai trouvé bien des longueurs, et celle des Hauts de Hurlevent date de trop longtemps pour constituer un avis de lecture absolument fiable - j'ai d'ailleurs très envie de le relire à présent, pour voir s'il me ferait encore autant vibrer. Autant dire, donc, que je ne suis pas non plus une inconditionnelle de la fratrie. N'empêche que je garde un souvenir passionné du roman d'Emily et la densité intense de Jane Eyre, malgré mes bémols sur la longueur, ne m'a pas échappé. Agnès Grey n'est ni passionnant ni intense ni foisonnant. Il est simple et direct, c'est indéniable et c'est, après tout une qualité qu'on peut lui reconnaître. Mais peut-être un peu trop, c'est-à-dire qu'il manque à mon sens de recul et de profondeur pour être de ces romans qui marquent et que j'aime, tout simplement. D'ailleurs, je conclurais sur deux citations de deux critiques de l'époque rapportées dans l'introduction de mon édition anglaise (ce roman aura tout de même eu la vertu de me refaire lire un peu en anglais - quand j'avais les yeux en face de trous, ce qui ne m'était pas arrivé depuis une dizaine d'années) et qui résument exactement mon appréciation :
Agnes Grey is a sort of younger sister to Jane Eyre ; but inferior to her in every way. (Cela dit, rendons quand même à César ce qui est à César, même si présentement César manque de force et de talent, car c'est bien Charlotte qui s'est inspirée d'Anne pour son récit d'une gouvernante un peu fadasse et non l'inverse et, sans déconner, elle a quand même bien fait).
There is a want of distinctness in the character of Agnes, which prevents the reader from taking much interest in fer fate - but the story, though lacking the power and originality of Wuthering Heights, is infinitely more agreeable. It leaves no painful impression on the mind - some may think it leaves no impression at all... (allez, bisous.)
09:36 Publié dans Classiques, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (20) | Tags : agnès grey, anne brontë, hayworth, presbytère, enfance, pauvreté, gouvernante, enseignement, travail, famille, amour, expérience, mariage, éducation, littérature anglaise, classique
Commentaires
Il est vrai que l'autre roman d'Anne (la dame de Whitehall ou un truc du genre) est plus réussi (avec des passages très crus sur l'alcoolisme des riches). En dépit de son caractère indéniablement terne, j'avais bien aimé cette lecture, mais surtout à cause des circonstances de lecture : beaucoup de soucis et d'angoisses, ce roman est un monde confortable où les gentils qui font des efforts trouvent le bonheur, rien n'était plus réconfortant pour moi. J'en garde une certaine amitié pour Anne Brontë ! De Charlotte, j'avoue une préférence pour Shirley.
Écrit par : nathalie | 06/02/2019
Oui, j'ai la Dame du manoir de Wildfell dans ma PAL ! On m'en dit beaucoup de bien donc je ne fais pas une croix sur Anne, loin de là et j'espère que son autre roman me réconciliera avec elle. Je note aussi Shirley de Charlotte que tu es la première à me suggérer. C'est bien de sortir des grands titres phares de temps en temps ! En attendant, je relis les Hauts de Hurlevent - j'ai cédé à l'envie que m'a donné ma lecture d'Agnès Grey - et je dois dire que c'est très intéressant de le relire adulte. J'en parlerai plus amplement bientôt ;)
Écrit par : Lili | 06/02/2019
Ma lecture des Hauts de Hurlevent date tellement que, comme toi, il vaudrait mieux que je le relise. C'est l'une de mes rares incursions dans cette littérature anglaise classique, je ne m'y aventurerai pas avec ce titre là ;-) ( de toute façon, tu as déjà mis Dickens sur ma liste sur laquelle se trouve déjà Thomas Hardy ).
Sinon : " les tractopelles de modalisateurs dont elle use pour avancer ses assertions avec une feinte précaution ne font que rajouter du piment à la sauce barbecue " , cette phrase est fabuleuse, j'adore :-D
Écrit par : Marilyne | 06/02/2019
Héhé je suis ravie que cette métaphore piquante te plaise ! Une bonne image fait toujours mieux passer le message, n'est-ce pas !
Clairement, si tu n'es déjà pas fan de la littérature victorienne, Agnès Grey ne me semble pas le roman à lire en priorité. En plus de Dickens et Thomas Hardy, je te suggérerais bien de te lancer dans Jane Eyre quand même. Même si ce n'est pas un roman que j'ai adoré (comme je le disais, j'y ai trouvé des longueurs, notamment dans la dernière partie bien trop morale à mon goût), c'est tout de même indéniablement un chef d'oeuvre de la littérature de cette époque.
Écrit par : Lili | 06/02/2019
Ton avis me refroidit. J'avais pourtant bien envie de tenter l'aventure, avec ce livre. Mais c'est vrai qu'il est difficile de tenir la comparaison avec ce magnifique roman qu'est Jane Eyre!
Écrit par : Cléanthe | 06/02/2019
Ecoute, il semblerait que mon avis soit loin d'être celui de la majorité des lecteurs d'Agnès Grey - du coup, c'est plutôt bon signe pour t'inciter à tenter l'aventure de ton côté malgré ma déception. Ce sera l'occasion d'en parler pour voir si nous nous rejoignons ou pas !
Écrit par : Lili | 06/02/2019
insipide, ennuyeuse et, par dessus tout, bien trop moralisatrice à mon goût. = oui ! je suis d'accord ! dans mon billet, qui va paraître bientôt (j'ai 8 billets à publier, je suis à la ramasse...) je dis pareil ! mais j'ai bien aimé la description de la société victorienne, des relations parents-enfants, des familles et de ce regard très pieux - et puis on voit ainsi à quel point les soeurs Brontë étaient différentes.
Mais je te conseille Wildfell Hall parce qu'il est bien différent et en plus une femme mariée qui tombe amoureuse d'un autre homme !
Écrit par : Electra | 06/02/2019
Je suis comme toi, j'ai pléthore de chroniques en attente en interne (et je ne parle même pas du retard dans l'écriture des billets) mais c'est pas grave.
Finalement, nous sommes d'accord alors ! Disons que j'ai moins bien vécu que toi le côté insipide d'Agnès Grey ! Je lirai l'autre roman d'Anne Brontë, c'est certain. J'espère qu'il me plaira plus.
Écrit par : Lili | 09/02/2019
C'est sûr que l’héroïne de Wildfell Hall est moins pâlichonne, (OK j'ai tendance à confondre les 3 soeurs Bronte, je ne vais pas vérifier qui a écrit quoi), que Shirley est bien, et que cette Agnès manque de peps. J'aime bien la comparaison fort juste avec Fanny Price...
Cependant un peu de morale (quoique victorienne) ne fait pas de mal dans notre monde de brutes. ^_^
Pour Les hauts de Hurlevent, j'attends ta relecture, perso j'ai lu ça bien trop tard, et je n'ai pas vraiment vibré.
Écrit par : keisha | 07/02/2019
Oui mais quitte à lire un roman un peu morale, je préfère vraiment la profondeur de style et l'ironie de Jane Austen (OK, c'est pas victorien mais on n'est pas très loin).
Ecoute, pour l'instant ma relecture des Hauts est très intéressante : je ne me rappelais pas que c'était à ce point-là malsain !
Écrit par : Lili | 09/02/2019
J'avais pour ma part bien aimé. Bon, ça n'a pas l'ampleur des romans de ses soeurs, j'avoue.
Écrit par : Karine | 08/02/2019
On est d'accord : c'est quand même assez en dessous en terme de qualité littéraire...
Écrit par : Lili | 09/02/2019
Moi aussi, elle m'avait ennuyée : trop moralisatrice.
Écrit par : maggie | 09/02/2019
Ahhhh je me sens moins seule ! Merci Maggie !
Écrit par : Lili | 09/02/2019
C'est intéressant tout ça. Je n'ai pas lu celui-ci mais le côté moralisateur ne m'étonne pas: cet aspect est aussi présent dans les romans des sœurs que j'ai lus. Il me plaît d'ailleurs beaucoup, puisqu'elles condamnent généralement les gens vaniteux et font l'éloge des gens "bien", mais est associé à un aspect religieux qui ne me parle pas. Je lirai sûrement celui-ci si je le trouve d'occasion, comme les autres d'ailleurs.
Écrit par : Alys | 09/02/2019
Je dois reconnaître que ce ton moralisateur m'avait déjà dérangée dans Jane Eyre mais j'étais passée au-dessus vu la qualité littéraire du roman. Ici, je n'ai pas pu, la qualité littéraire étant beaucoup moins grande.
En outre, je n'ai pas du tout trouvé qu'Agnès Grey est quelqu'un de "bien". Elle est condescendante et pétrie de certitudes morales. Elle juge tout et tout le temps avec une feinte modestie qui ne fait qu'accentuer sa réelle pédanterie. Honnêtement, elle m'a été aussi insupportable que les enfants dont elle a la charge.
Écrit par : Lili | 09/02/2019
J'ai tellement aimé Jane Eyre pour ma part que, paradoxalement je n'ai jamais voulu lire les autres titres des Brontë, de crainte d'être déçue. Là, ça me dit moins que jamais. Ceci dit, je suis prête à revenir sur ma position, et j'ai les Hauts de Hurlevent dans ma PAL...
Écrit par : ellettres | 12/02/2019
Ahhhh alors clairement, ne lis pas Agnès Grey. C'est tellement en-dessous de Jane Eyre ! Par contre, Les Hauts de Hurlevent est tellement différent que la comparaison sera difficile ; tu peux donc te lancer sans problème. Il me reste une centaine de pages dans ma relecture là : si tu veux, j'essayerai de t'appâter avec un billet coup de cœur ;)
Écrit par : Lili | 13/02/2019
Ce n'est pas la première chronique je lis et qui ne semble pas aimer le personnage principal de ce roman. J'avoue qu'il ne me tente pas du tout. Par contre, je crois qu'elle en a écrit un autre, La recluse de Winterhall que j'aimerai bien lire.
Écrit par : Celestial Musae | 13/02/2019
J'ai effectivement La recluse... dans ma PAL et il semble faire beaucoup plus l'unanimité ! J'espère que ce sera une bonne prochaine lecture !
Écrit par : Lili | 13/02/2019
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