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24/04/2014

Médée et ses enfants de Ludmila Oulitskaïa

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Médée et ses enfants de Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 1998, 330p.

 

Le titre évidemment vient titiller le lecteur potentiel. Aura-t-on dans ces pages une nouvelle réécriture du mythe antique et que fera Médée, cette fois, de ses enfants ?
Et bien, rien de la sorte ! Ludmila Oulitskaïa est une petite coquine qui se plait à débouter nos attentes.
La Médée de ce joli roman est une vieille matriarche d'origine grecque dont l'incipit nous dit qu'elle était "la dernière Grecque de sang pur d'une famille installée en des temps immémoriaux sur les rives d'une Tauride apparentée à l'Hellade", autrement dit en Crimée comme la désignait jadis les grecs antiques. L'époque n'est pas clairement donnée mais semble être les années 80 ; l'URSS, en tout cas, est toujours d'actualité. Médée est née avec le siècle comme on dit et, à ce titre, devient le témoin privilégié de toutes ses vicissitudes tant familiales qu'historiques. Ainsi, les chapitres égrènent le présent et le passé de cette femme vieillissante et immuable et de ses ses nombreux neveux et nièces. Le présent est souvent emprunt de relations sentimentales tortueuses, qui reflètent parfois celles du passé. Le passé, justement, est souvent fait de douleurs, de perte mais jamais de renoncement. Médée, contrairement au titre, est stérile. Ses enfants, ce sont les mille et une vies de cette descendance Sinopli qu'elle maintient unie par la seule force de son existence silencieuse mais opiniâtre, tranquille mais d'une solidité à toute épreuve :

"Jusque-là, Médée avait passé toute sa vie au même endroit sans jamais le quitter, à l'exception d'un seul et unique voyage à Moscou avec Sandra et son premier-né Sergueï, et cette vie si stable qui se transformait par ailleurs dans la violence et le tumulte - les révolutions, les changements de pouvoir, les Rouges, les Blancs, les Allemands, les Roumains, on déportait les uns et on en amenait d'autres, des nouveaux venus, sans famille - avait fini par donner à Médée la solidité d'un arbre entrelaçant ses racines dans une terre pierreuse, sous un soleil immuable accomplissant son cycle quotidien et annuel, et sous un vent immuable, avec ses odeurs saisonnières tantôt d'algues séchant sur le rivage, tantôt de fruits mûrissant au soleil, tantôt d'absinthe amère." p.216-217

 

J'ai eu la chance de découvrir Ludmila Oulitskaïa il y a quelques années grâce aux Assises du Roman qui ont lieu chaque fin mai à Lyon. A cette occasion, divers écrivains du monde entier sont réunis par tables rondes autour d'une thématique et l'on peut à loisir venir les écouter discourir. A la sortie de la table ronde avec Ludmila Oulitskaïa, j'étais emprunte d'un sentiment particulier mêlé de douceur et d'âpreté qui se retrouve à merveille, je trouve, dans son œuvre. J'avais acheté à la sortie Sincèrement vôtre, Chourik et Médée et ses enfants ; j'ai lu le premier très rapidement et l'ai apprécié, mais le second, comme c'est le lot de beaucoup de livres que j'achète, est resté une sacrée paire d'années dans ma PAL. Six, je crois. On ne se refait pas...

Mais revenons-en à notre roman. Un mélange de douceur et d'âpreté, c'est exactement ça.
La vie est dure à tout point de vue, rugueuse, parfois amère. Mais étonnamment toujours lumineuse. Médée est le phare qui rassemble toujours et ramène les égarés au port. Contrairement à son antique homonyme et malgré sa stérilité, Médée est celle qui porte la vie de générations en générations. Sur la quatrième de couverture, l'éditeur cite Christa Wolf (encore une auteure qui a eu à faire avec Médée, tiens) qui dit du roman "Ludmila Oulitskaïa a déployé ses filets pour capturer un enchantement, l'enchantement d'un lieu où s'enchevêtre des destins, l'enchantement d'un paysage et surtout, l'enchantement qui entoure son héroïne". Enchantement est le mot juste. Médée est de ses personnages féminins superbes dans leur simplicité, terriblement doux dans leur force, et d'une complexité que seule connaissent les nuits solitaires. Un très beau roman, tout simplement.

 

Challenge-Genevieve-Brisac-2013.jpgChallenge Lire avec Geneviève Brisac chez Anis

6eme participation

26/11/2013

La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï

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La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï, 1889
Lecture numérique

 

Derrière l'étrange titre de cette longue nouvelle de Tolstoï se cache la sonate n°9 op 47 pour piano et violon de Beethoven. Une sonate particulièrement longue et passionnelle, à l'image du texte que voilà qui emprunte son titre, où les deux instruments se mêlent et s'harmonisent avec fougue : en somme, la métaphore sonore parfaitement trouvée.

Tolstoï examine ici la dégradation tragique d'un couple et la montée en puissance d'une jalousie aigre, virulente, infernale. Qui confère à la folie pure. Pozdnychev se confie le temps d'un trajet en train sur les années de cette atrocité qui l'auront conduit à assassiner son épouse dans un accès de rage incontrôlable. Il décortique avec une minutie presque malsaine l'origine et le déroulement de cette descente aux enfers à laquelle il trouve a posteriori une justification morale et aboutit à un puritanisme aussi exclusif que l'était jadis son désir. La sexualité, selon le protagoniste, porte en elle-même le germe de sentiments malsains et violents et c'est là que réside le ver. Au-delà de cette nausée étonnante et de cette posture intransigeante, Tolstoï donne à avoir une personnalité complexe et passionnante de noirceur. Il est rare que la littérature se penche avec une acuité aussi juste sur l'homme violent et jaloux et nous offre de pénétrer dans son esprit délirant. En outre, c'est l'occasion pour le lecteur d'alors de réfléchir sur l'éducation et la position offerte à la femme dans une société patriarcale, pénétrée du désir et de la volonté de l'homme. Où le mariage, finalement, n'est pas autre chose qu'un viol légal. 

"L'esclavage de la femme est uniquement dans le désir des hommes d'en faire un instrument de jouissance, désir qu'ils estiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on lui octroie des droits égaux à ceux de l'homme mais on l'envisage toujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idée depuis l'enfance, et l'opinion générale l'y confirme. C'est ainsi qu'elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée tandis que l'homme reste l'éternel débauché.[...] Seule la modification de l'idée que l'homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-même pourrait y apporter un changement"

On ne peut que constater la toujours actualité de ces propos - la solution apportée dans la chasteté comme état supérieur pourra seul étonner, voire faire sourire, le lecteur contemporain.

La musique, dans le délire de la jalousie, trouve sa place comme la métaphore exacerbée du désir impur. Elle cristallise les émotions incontrôlables, et surtout l'adultère qui ne se produira que dans l'esprit malade de Pozdnychev. La musique devient acte sexuel, emportement des sens, oubli et excitation :

"Toute la musique d'ailleurs est épouvantable. Qu'est-ce donc que la musique ? Pourquoi produit-elle ces effets ? [...] On prétend qu'elle élève l'âme en l'émouvant. Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes, mais - je parle pour moi - il n'élève nullement l'âme : il ne l'élève ni l'avilit, il l'excite. Comment vous expliquer ? La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritable situation ; elle me fait croire à ce que je ne crois pas, comprendre ce que je ne comprends pas ; elle me donne un pouvoir que je n'ai pas. elle me fait l'effet du bâillement ou du rire. Je bâille quand je vois quelqu'un bâiller, je ris en entendant quelqu'un rire.
La musique transporte dans l'état d'esprit dans lequel se trouvait celui qui l'a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d'un sentiment à un autre. [...] Ici, l'excitation, excitation pure, sans but. C'est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables. [...]
Est-ce qu'il devrait être permis qu'une personne pût en hypnotiser tant d'autres et en obtenir ensuite tout ce qu'elle voudra ? Et surtout que ce charmeur soit le premier venu, un être immoral quelconque ? Aujourd'hui, c'est une puissance terrible entre les mains de chacun..."

 

La Sonate à Kreutzer est un texte passionnant, original, d'une grande acuité psychologique. Force est de constater que sous la rigueur morale prônée, un certain nombre de réflexions posent toujours question. Et puis cette posture mélophobe, parfaitement étonnante, est un coup de génie ! Montrer la Sonate à la fois comme mobile et arme du crime et comme expression même du désir mérite qu'on s'y attarde. D'ailleurs, quelques artistes s'y sont attardés : Prinet en créera une toile en 1901 et Janacek un quatuor à cordes en 1923.

Je vous laisse sur l’œuvre originale de Beethoven pour vous donner peut-être envie de plonger dans tout ce qu'elle a inspiré à Tolstoï.

 

 

Challenge XIX.jpgChallenge XIXeme chez Netherfield Park

2eme lecture

 

 

 

 

 

 

challenge-des-notes-et-des-mots-4.jpgChallenge Des notes et des mots

3eme lecture

20/12/2012

Le journal d'un fou de Nicolas Gogol

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Le journal d'un fou, suivi de Le portrait et La perspective Nevsky de Nicolas Gogol, ed. Librio, 2007, 120p.

 

Les trois nouvelles du court livre que voilà composent à l'origine un plus large recueil de récits fantastiques de Gogol intitulé Arabesques. Cette extraction, bien qu'un peu arbitraire, m'a permise de découvrir l'univers de ce classique russe, qui brouille avec brio les pistes du rêve (souvent angoissant) et de la réalité (qui ne l'est, du coup, pas moins).

Dans la première nouvelle, Le journal d'un fou, un petit fonctionnaire ministériel du nom de Propichtchine écrit son quotidien au jour le jour. Entre des considérations prosaïques sur son travail ou ses soirées solitaires, se glissent rapidement des éléments incongrus qui créent une brèche fatale dans le réel : il entend les chiens parler, il peut même lire leur correspondance... A partir du moment où il découvre que la femme aimée est sur le point de se marier, il sombre irrémédiablement dans la folie. Persuadé d'être le roi d'Espagne, il ne comprend pas pourquoi sa cour s'obstine à le malmener et lui faire subir des traitements de choc...

Dans Le portrait, Gogol nous offre une variante russe de ce thème fantastique si cher aux écrivains du XIXeme : Le tableau aux multiples pouvoirs - le visage si réel qu'il en est terrifiant, guidant son possesseur (ou bien est-ce son possédé) vers la fortune, mais à quel prix ?

Enfin, dans La Perspective Nevsky, c'est celui de l'amour fatal qui prend le relai. Le jeune peintre Piskariov suit un soir dans cette rue de St Pétersbourg, une jeune femme à l'allure délicieuse, à la beauté fascinante. Totalement saisi, il la suit mais cet éblouissement se mue en accablement lorsqu'elle se dévoile comme une vile prostituée. Dès lors, Piskariov s'évade dans le rêve et, avec l'aide de l'opium, se construit une autre réalité où cette douce présence est à l'image de son désir : pure, sensible et lumineuse, jusqu'à la chute mortelle.

Trois nouvelles ; trois thèmes phare du fantastique donc. Brillamment menées, elles plongent dans un univers suranné et hypnotique où le lecteur lui-même se doit d'être attentif, tant les méandres sont nombreux.
A noter que la femme, décidément, est toujours objet du désir et de la perte - figure diabolique et tentatrice. Gogol le dit bien dans la première nouvelle d'ailleurs : La femme est l'épouse du diable. Voilà encore bien un thème fantastique - on pensera par exemple au Moine de Lewis ou aux ouvrages de Barbey d'Aurevilly. Tremblez messieurs, nous avons le pouvoir !

 

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 3926815867.jpgChallenge Un classique par mois

Décembre bis, et hop, challenge complet !