12/01/2015
Le Problème Spinoza d'Irvin Yalom
Le Problème Spinoza d'Irvin Yalom, Le Livre de Poche, 2014, 541p.
Irvin Yalom est psychiatre de formation, certes, et ses romans le chante à toutes les pages avec jubilation. Mais il est aussi connu pour un violon d'Ingres particulier : la philosophie. Son approche des mystères de l'âme humaine se dessine bien souvent par le truchement de quelques figures philosophiques majeures, sorte de flambeaux sur le chemin sombre de l'existence (et Dumarsais d'acquiescer depuis les nuages). Aussi, après Nietzsche, Schopenhauer (dont le titre est dans ma PAL ; j'aurai sans doute le plaisir de vous en parler prochainement), c'est auprès de Spinoza qu'il nous convie pour réfléchir sur un concept qui n'a jamais été autant d'actualité : la liberté.
N'ayons pas peur des mots : Spinoza avait une sacrée paire de couilles. Ou une Raison de fort beau gabarit. Ou les deux.
Car si les Pays-Bas étaient réputés, dès le XVIIe siècle, pour être le pays le plus tolérant d'Europe, il ne fallait pas trop pousser mémé dans les orties - d'autant que la tolérance du gouvernement n'était pas forcément la tolérance des communautés qui composaient le pays. Ainsi donc, il ne faisait pas bon oser réfléchir sur les tenants et les aboutissants de Dieu ; il ne faisait pas bon remettre en cause une humanité divine ou les miracles prétendus des textes fondateurs. Un tel usage impie de ses petites cellules grises vaudra à Spinoza une excommunication à vie de la communauté juive d'Amsterdam ; excommunication qu'il accepte, qu'il a désirée même, afin de consacrer ses années futures à la réflexion philosophique et à la contemplation de la nature. C'est ce cheminement vers le dépouillement, vers la solitude, qui est avant tout un cheminement vers la liberté profonde de penser et de s'exprimer, que conte Yalom dans son présent roman.
Comme une ambition n'arrive par ailleurs jamais seule, l'auteur ne s'arrête pas là. Force est de constater, comme il le précise dans sa postface, que la vie éminemment contemplative de Spinoza posait la question d'une dynamique narrative à trouver. Yalom la saisit en la personne d'Alfred Rosenberg dont il tresse l'existence à celle du philosophe. Tandis que Spinoza chemine vers l'affirmation, toute pacifiste, de son individualité, Rosenberg s'engouffre dès son plus jeune âge dans la recherche belliqueuse d'un ralliement extrémiste. Il sera un antisémite convaincu à partir d'une lecture de Chamberlain et ne cessera jamais de prôner la suprématie allemande et le nécessaire retour à une pureté de la race. C'est tout à fait logiquement qu'il sera l'un des premiers aux côtés d'Hitler, fidèle à l'homme comme à la doctrine, jusqu'à ce que le tribunal de Nuremberg le condamne à la pendaison. Il était par ailleurs un très grand amateur de philosophie et c'est de cet attrait que Yalom tisse le lien avec Spinoza : Rosenberg aurait été obsédé par cet intellectuel extraordinaire, et pourtant juif. Voilà bien un cruel dilemme qu'il se devait tôt ou tard de démêler en dérobant la bibliothèque du philosophe durant la guerre. Au fur et à mesure de cette quête, où toujours Spinoza se dessine en filigrane, c'est aussi la psychanalyse de l'extrémiste qui se joue. Au fond, l'auteur livre deux trajectoires radicalement opposées puisque Rosenberg n'aura de cesse de vouloir appartenir, de vouloir sentir enfin la plénitude d'être enraciné dans une communauté (d'élites, cela va de soi).
Jusque là, vous le voyez bien, tout semble délicieux. C'est ce qu'on peut appeler un projet aux petits oignons. Malheureusement, je ne suis pas aussi enthousiaste que j'ai pu l'être avec Et Nietzsche a pleuré. L'ambition, pour le coup, était peut-être un peu trop forte, ou bien les contours du lien entre Spinoza et Rosenberg mal établis en amont. Toujours est-il que, si le roman se lit toujours avec un certain plaisir, il manquait ici une légèreté, un entrain pour que la lecture devienne passionnante - voire pertinente. Le problème Spinoza pèche à mon sens par excès de zèle didactique et se révèle beaucoup trop souvent calibré comme un mauvais dialogue socratique. Je ne vais pas mentir : oui, il m'a permis d'aborder un Spinoza bien vulgarisé, moi qui n'ai jamais réussi à passer les vingt premières pages de L’Éthique. Mais puisqu'il s'agit sur ce blog de traiter de littérature, concentrons-nous sur ce point et convenons en toute sincérité que ces pseudos échanges philosophico-psychanalysants à répétition, tous construits sur le même modèle et avec les mêmes protagonistes, finissent pas être d'un ennui patenté. Qu'il faille saluer la noblesse et l'ampleur du projet, c'est une évidence, mais que celui-ci ne nous empêche pas de convenir que le résultat n'est pas exactement à la hauteur. Sans doute, précédemment, la personnalité explosive et solaire de Nietzsche avait-elle facilité une dynamique narrative plus dyonisiaque, montrant ainsi la philosophie et l'exploration de l'âme humaine comme des aventures passionnantes. Dyonisos, avec Le problème Spinoza a baillé, s'est barré et sirote une bière bien loin d'ici. Ce n'est pas ma faute.
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19:16 Publié dans Challenge, Histoire, Littérature anglophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (10)
Commentaires
"Dyonisos, avec Le problème Spinoza a baillé, s'est barré et sirote une bière bien loin d'ici. Ce n'est pas ma faute."
Voilà. Mais c'était un beau cadeau de le recevoir dans ton swap après "Et Nietzsche a pleuré" et de savourer, grâce à cette lecture, une bière dionysiaque avec toi à quelques kilomètres de distance !! Merci ma douce ! :)
Écrit par : Charline | 12/01/2015
Oui, à défaut d'avoir été pleinement savoureux cette fois-ci, ce roman de Yalom aura été l'occasion d'une nouvelle bonne lecture commune entre nous !
Je t'embrasse ma douce :*
Écrit par : Lili | 13/01/2015
ça me parait trop pointu tout ça, je ne suis pas versée dans la philosophie alors je vais passer mon tour !
Écrit par : Bianca | 12/01/2015
Au contraire ! C'est parfaitement bien vulgarisé et c'est idéal pour aborder la philosophie ! Mais je comprends que ça puisse ne pas intéresser, cela dit ;)
Écrit par : Lili | 13/01/2015
Malgré tes bémols, cette lecutre me tente tout de même... Je ne suis pas contre un peu de philosophie vulgarisée, avant de s'attaquer éventuellement à des écrits plus consistant...
Écrit par : Moglug | 17/01/2015
Je te confirme que le roman reste très intéressant et une excellente étape pour aborder la philosophie complexe de Spinoza. J'ai sans doute relevé autant de bémols car je sais l'auteur capable de bien mieux, comme il l'a fait précédemment avec son roman sur Nietzsche. Je te le conseille encore plus vivement, du coup !
Écrit par : Lili | 17/01/2015
J'ai lu "Le problème Spinoza" d'une traite l'année dernière et il faisait partie de mes coups de cœur de l'année. Mais c'était le premier livre d'Irvin Yalom que je lisais et je n'avais donc pas de point de référence. Du coup, tu m'as donné envie de lire très vite "Et Nietzsche a pleuré". Je le note !
Écrit par : Florence | 17/01/2015
Si tu as aimé "Le Problème Spinoza", tu ne pourras qu'adorer "Et Nietzsche a pleuré" ^^
Écrit par : Lili | 17/01/2015
Je dois lire Nietzsche a pleuré ! J'ai lu ce livre et j'ai beaucoup aimé ( je suis moins critique que toi...) mais Spinoza me reste obscur ! Sa philo me paraît compliqué !
Écrit par : maggie | 19/02/2015
A moi aussi, Spinoza paraît bien compliqué. Un jour peut-être, j'essayerai de m'y attaquer plus avant. En attendant, si ce titre-là t'avait déjà beaucoup plus, tu devrais adorer "Et Nietzsche a pleuré" !
Écrit par : Lili | 20/02/2015
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