13/03/2015
L'Appât de José Carlos Somoza
L'Appât de José Carlos Somoza, Babel, 2014, 531p.
Dans un Madrid presque semblable au nôtre mais qui aurait subi un terrible attentat quelques années plus tôt, un fameux 9 novembre (vas-y lecteur, lis le jour et le mois à l'envers), la Police a maintenant recours à une arme révolutionnaire : les appâts. Il n'est plus question d'attendre que les criminels se manifestent pour les épingler, au risque de faire de nombreuses victimes au passage. Non. Maintenant, on va les chercher. Et quand je dis "on", je veux dire les appâts. Des hommes, des femmes et même des enfants, tous entraînés et conditionnés à chaque minute de leur vie pour percer à jour le plaisir des êtres et ainsi les manipuler. Cette méthode se base sur la découverte révolutionnaire des psynomes par Victor Gens. Tout comme nos caractéristiques physiques sont inscrites dans le génome, nos caractéristiques psychologiques, toutes déterminées par le désir, s'énoncent clairement par le psynome. Chacun vit, agit, réagit en fonction de son désir. Le libre-arbitre dans tout ça, et les sentiments ? Une expression du désir, tout simplement. Il existe évidemment autant de psynomes que d'êtres vivants. Néanmoins, beaucoup se recoupent par des caractéristiques communes, que l'on peut classer en grands groupes : les philias. Et c'est là qu'entrent en scène les appâts. Ces derniers sont capables d'identifier la philia de tout un chacun et d'agir en fonction pour posséder et soumettre. Voire pour tuer - d'un excès de plaisir qui confère à la folie. Au fond, les appâts sont des acteurs professionnels qui feignent tout et charment tous grâce au plus grand des dramaturges : William Shakespeare. En chacune de ses pièces, les ingrédients pour envoûter une philia, appelés "masques". Bienvenue dans la dystopie de Somoza où la vie est un théâtre.
Rentrons à présent dans le vif de l'intrigue. Diana Blanco est un des appâts les plus doués de la capitale espagnole. En bonne philique de Travail, elle fait preuve d'une pugnacité sans pareille lorsqu'il s'agit de traquer un psycho. Justement, Diana est assignée à celle du Spectateur, un des plus dangereux serial killer depuis des lustres - depuis Jack L’éventreur, en gros. Tandis qu'elle envisageait un temps un retrait de la profession par amour (mais encore une fois, cela existe-t-il vraiment dans ce monde étrange régit par le désir?), l'enlèvement de sa sœur par le Spectateur vient chambouler tous les plans et la pousse à tout tenter pour sauver sa seule famille.
Et bien, on ne va pas se mentir : ça faisait longtemps que je n'avais pas lu un Somoza aussi malsain. Les univers de l'auteur sont toujours alambiqués et à la limite du tordu, soit, je commence à en avoir l'habitude, mais ce qui les caractérisent le plus, à mon sens, est leur complexité et l'érudition qui les sous-tend. Si cela est toujours vrai dans L'Appât, on ne peut nier qu'une noirceur glauque et gluante colle en outre à chaque page et crée une atmosphère dérangeante à souhait. Ce n'est pas tant la monstruosité des serial killers (oui, des. Mais je ne vous en dis pas plus car comme dirait River Song : Spoileeeeeers) qui l'installe - bien qu'ils y participent de tout leur soûl - mais cette idée du psynome, des philias et des appâts. Que sommes-nous, si tout est désir ? Que deviennent la Raison, la volonté, la capacité de choisir et d'aimer ? L'homme n'est pas même un animal ; il est un pantin. Un pantin, qui plus est, répertoriable comme un bon dossier. Tel pantin est philique d'Holocauste, tel autre d'Aura ou de Demande. Et dès lors, vous n'être plus seulement un pantin aux mains de votre désir mais aussi aux mains des appâts qui se serviront de vous comme d'un vulgaire accessoire de théâtre. Absolument tout est factice et manipulable. Franchement, quand on fait le point sur la question, il y a de quoi frissonner. Le plus délicieux étant la manière dont ceux qui usent ou chapeautent toute cette entreprise de domination par le désir parviennent à justifier leurs actes. On est en droit de se demander qui est véritablement le psycho dans l'histoire.
Et pourtant, tout cela est malsain mais je le trouve aussi délicieux, disais-je. Je dois être philique de Somoza. A chaque roman, j'ai beau soulever tel ou tel défaut, telle ou telle faiblesse, tel ou tel point qui me déplaît ou me chatouille, je dévore quand même le pavé comme une affamée. Ici, l'auteur renoue en plus avec les ressors du thriller qui ajoutent clairement un zeste de plus à des qualités déjà avérées de cuistot du page turner. J'ai commencé par être dérangée, puis par m'interroger, pour enfin être accrochée sans restriction. De l'accrochage à la séduction qui réjouit le désir d'un bon roman, il n'y a qu'un pas que j'ai franchi sans bouder mon plaisir et, comme toujours, sans voir les pages et les heures défiler.
Challenge Un pavé par mois chez Bianca
Participation de mars
19:45 Publié dans Challenge, Littérature hispanique, Polar | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
J'ai "La clé de l'abîme" dans ma PAL, mais je n'ai pas encore fait le saut pour découvrir cet auteur. Le sujet de celui-ci m'intéresse et il semble être traité d'une manière assez captivante. Je note ! :)
Écrit par : Topinambulle | 13/03/2015
Oh oui, il est indéniablement captivant !
"La clé de l'abîme" n'est vraiment pas le meilleur Somoza à mon sens. Je te conseillerais de début avec l'un de ses 3 premiers titres : "La caverne des idées", "Clara ou la pénombre" ou "La dame n°13" :)
Écrit par : Lili | 13/03/2015
Et bien, ton billet me titille ! Surtout après que tu m'aies fait découvrir "La caverne des idées", que j'avais bien apprécié... Je garde ce titre en tête !
Écrit par : Charline | 15/03/2015
Dans mon souvenir, "La caverne des idées" est tout de même supérieur. Cela dit, "L'Appât" est clairement un excellent thriller et prête à une réflexion intéressante ! Un excellent roman à dévorer entre deux autres plus costauds, donc ^^
Écrit par : Lili | 15/03/2015
J'ai vu que Miss Léo, une autre blogueuse, était fan de cet auteur, alors je note car je n'ai encore rien lu de cet auteur... tu en as lu d'autres de cet auteur ?
Écrit par : maggie | 16/03/2015
Oui, je les ai tous lus (exception faite du tout nouveau titre paru le mois dernier) et je suis également très fan de l'auteur ! Tous les romans n'ont pas la même qualité, à mon sens, mais ils sont par contre tous totalement addictifs. Dès que j'en lis un, impossible de le lâcher !
Écrit par : Lili | 16/03/2015
Je n'ai jamais lu cet auteur mais ce titre a l'air super sombre en effet mais très intéressant aussi, merci pour la découverte !
Écrit par : Bianca | 23/03/2015
Oui, il est plutôt sombre ! Certains de Somoza le sont un peu moins. Mais comme toujours chez cet auteur, il est passionnant !
A bientôt Bianca !
Écrit par : Lili | 24/03/2015
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