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30/01/2016

L'Isolement de Jean-Yves Masson

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L'Isolement de Jean-Yves Masson, Verdier poche, 2014 [1996], 232p.

 

Au soir de sa vie, un narrateur anonyme franco-grec se remémore son histoire d'amour lointaine pour Marina. A cette époque, la dictature grecque faisait rage et le spectre du nazisme s'avançait dangereusement. Peu touchés tout d'abord par ces bouleversements historiques, les amoureux vont laisser s'épanouir leurs sentiments dans une liberté poétique scandaleuse pour l'époque avant d'être rattrapés par les interdits du gouvernement. Marina, tout particulièrement, est dans le collimateur de quelques hauts fonctionnaires qui apprécient peu ses idées et celles de son père. Le couple est envoyé en exil dans un village crétois puis, tandis que Marina déclare la peste, fléau régional, ils sont enfermés sur l'île des pestiférés, totalement coupés du monde. C'est dans cette autarcie étrange et étouffante qu'ils vivent la seconde guerre mondiale loin de tout.

Dans la poésie de Jean-Yves Masson, j'aime cette maîtrise sans faille d'une métrique archaïque et de motifs surannés. Masson est de ces poètes comme on en fait plus. Mais voilà : une technique impeccable n'est pas le seul ingrédient d'une oeuvre littéraire qui fait mouche. En l'occurrence, le présent roman manque cruellement de vie, de vigueur, de ce je-ne-sais-quoi qui fait qu'on vit au lieu d'observer en bâillant. Je n'ai cessé de me dire tout le long de ma lecture que tout était absolument parfait. Et c'est peut-être là que le bât blesse : trop de perfection étouffe, ennuie, fatigue. Même les descriptions des visions du narrateur, censées avoir quelque chose de mythique, revêtent les atours de l'inutilité pénible (alors que je ne m'ennuie JAMAIS chez Woolf, pourtant réputée pour brosser des pages à propos de rien ; c'est vous dire à quel point on atteint des sommets dans L'Isolement. Mais parce qu'il y a une vie profonde, jaillissante chez Woolf qu'il n'y a pas ici. On en revient à cette histoire de vie, nom de Zeus). J'ai eu l'impression de me retrouver en visite chez une vieille fille ultra-maniaque, dont l'intérieur est tiré à quatre épingles, reluisant et tout briqué, mais dans lequel du coup, on ose ni s'asseoir, ni péter, ni respirer. On aspire qu'à une chose : allez voir ailleurs si on y est. Et bien c'est exactement pareil avec ce roman de Jean-Yves Masson. Franchement, si l'amour, la vie, la mort, la maladie sont aussi corsetés alors que ce sont censés être LES thèmes par excellence qui remuent le bousin, on est pas sorti du sable. Il faut s'ébrouer un peu, que diable, mettre un coup de pied dans la fourmilière ! Que dis-je : se desserrer la cravate !

Un extrait, tout de même, pour que vous ne restiez pas sur mon avis partial :

"De tous les lieux de l’île, la citerne est certainement celui dont je me souviens le mieux ; aujourd’hui encore, il m’arrive parfois d’y retourner en rêve. Il y a dans tous les travaux accomplis mécaniquement, comme le devenait nécessairement cet office étrange d’aller puiser l’eau dans le noir, une sorte de joie, une fois que l’on s’est résigné à ce qu’ils ont de désespérant. Or l’un des premiers jours, ma tâche remplie, je redescendis dans la citerne avec une lanterne, cette fois-ci par curiosité, pour tenter de voir à quoi ressemblaient les parois, quelle était la taille du bassin, à vrai dire aussi dans l’espoir d’apprivoiser un peu ce lieu qui n’avait rien de rassurant, de vérifier que rien ne justifiait l’appréhension que l’on ne pouvait manquer, me semble-t-il, de ressentir en y descendant, à cause de l’obscurité et du froid qui enveloppaient le visiteur. Parvenu au bas des marches, accroupi sur la dernière, au bord du bassin, alors que, le bras tendu pour les éclairer, je commençai à regarder les parois et la surface de l’eau, ma lanterne s’éteignit, peut-être parce que je la tenais mal, ou à cause du courant d’air. Au bout de quelques instants pourtant, il m’apparut qu’à condition d’attendre un temps suffisant, l’obscurité n’était pas totale et que l’on pouvait assez bien voir autour de soi. Je restai là longtemps, agenouillé au bord de la masse liquide qui reposait dans le noir. J’avais au cœur une émotion intense, je me sentais tout près d’un grand secret – comme les enfants qui partent à la découverte de la cave ou du grenier de leur maison, et en tout cas d’un lieu dérobé. Une très faible clarté, due à une fente dans la roche qui expliquait le courant d’air permanent dans lequel on se trouvait pris dès l’entrée, une lueur qui provenait peut-être aussi de l’un ou l’autre des conduits chargés de collecter la pluie, faisait briller légèrement la surface de l’eau, comme si elle se souvenait encore de la lumière du jour à laquelle elle attendait de retourner. Et voici soudain qu’une sorte de joie m’envahit, avant même que quoi que ce soit d’autre se fût produit. Est-ce à elle que je dois de m’être mis à murmurer, tout seul, quelques mots ? C’est une habitude chez moi – Marina qui m’avait souvent surpris dans de tels moments en avait fait un sujet de plaisanterie – de me mettre à parler à mi-voix de temps en temps, sans le faire vraiment exprès, quand je pense que personne ne peut m’entendre, perdu dans des sortes de rêves liés à des souvenirs ou à des situations imaginaires dans lesquelles je me projette volontiers (une habitude que j’ai peut-être conservée des longues heures de mon enfance vouées aux jeux solitaires, sans frère, ni sœur, ni ami). C’est ainsi que j’eus la surprise d’entendre ma voix résonner au fond de la citerne : et, transformée, méconnaissable, métamorphosée par les parois de pierre qui la faisaient résonner légèrement et me la renvoyaient, c’était elle ! Elle de nouveau, plus exactement présente que jamais : la voix des rêves, projetée vers l’extérieur et comme redoublant ma propre voix – comme s’il m’avait fallu venir jusque-là, près de ces eaux qui ne reflétaient rien, pour la rencontrer, la retrouver, comme si elle m’avait attendu sous cette terre de malheur et d’épreuve, guidé jusque-là, appelé, comme si depuis toujours elle m’était venue de là, elle, sans doute ma propre voix, mais une autre, toujours méconnaissable et en même temps reconnue.
J’avais murmuré quelques mots sans force, perdu dans la contemplation de cette caverne et de ses eaux noires où rien ne se reflétait, et voici qu’un autre reflet, comme un reflet sonore, me parvenait et, sans livrer la clé de l’énigme, justifiait en quelque sorte, à ce qu’il me semblait, peut-être absurdement, le chemin parcouru, comme s’il se fût agi d’un signe de reconnaissance donné au voyageur que j’avais été. Étais-je au bout du voyage ? Je n’aurais pu, je ne puis encore le dire, ni formuler la raison de ma joie et de mon désespoir mêlés. Toute peur m’avait quitté, j’étais au-delà de la peur ou de la confiance, au bord des larmes, dans la nuit de ce caveau où il me faudrait descendre dix fois par jour désormais, puisque telle était la tâche qui m’était fixée. Quand je ressortis, la lumière du jour me fit si mal que j’en eus le souffle coupé."

(Sorry, je suis dans l'impossibilité de vous renseigner la page précise de cet extrait puisque je suis allée le piquer sur le site de l'éditeur. Il se situe cependant dans le dernier quart du livre).

 

Logo année grecque.jpgAvec ce roman, je participe pour la première fois à l'année grecque de Yueyin et Cryssilda puisque toute l'histoire se passe en Grèce, entre Athènes et les îles crétoises.

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Commentaires

Dommage ! Ce livre aurait pu (dû ?) être bien !

Écrit par : Delphine-Olympe | 30/01/2016

Oh oui, il aurait dû/pu l'être, vu le talent impeccable de Jean-Yves Masson ! D'ailleurs les cinquantes premières pages m'ont ravie. Mais il est à retenir une chose de cette expérience : les aspérités sont aussi ce qui font le livre. Trop de perfection tue la perfection.

Écrit par : Lili | 30/01/2016

En lisant ton premier paragraphe, j'ai cru que ce livre était fait pour moi, la suite de mon billet me fait l'effet d'une douche froide. Je ne vais pas me précipiter sur ce livre du coup ! o_O

Écrit par : Moglug | 30/01/2016

Désolée pour cette douche froide en plein janvier ^^
Par contre, je t'encourage chaudement à découvrir la poésie de Jean-Yves Masson publiée chez Cheyne éditeur. Un vrai régal !

Écrit par : Lili | 30/01/2016

"la suite de *ton billet" évidemment...
Et pour les aspérités, elles font aussi la vie ;) * philosophie de comptoir *

Écrit par : Moglug | 30/01/2016

Ouais, mais le comptoir, c'est bien sympa des fois aussi ! Je trinque à ta santé, d'ailleurs !

Écrit par : Lili | 30/01/2016

Parfois ça fait du bien, les livres que les autres n'ont pas aimé (trop de tentation tue la tentation, c'est pareil que la perfection ;-) )

Écrit par : Anne | 30/01/2016

C'est vrai ! Au lieu de noter, on raye : c'est moins coûteux ;)

Écrit par : Lili | 30/01/2016

dommage, les déceptions arrivent :-)

Écrit par : yueyin | 31/01/2016

Ma prochaine participation à l'année grecque sera plus enthousiaste, j'en suis sûre !

Écrit par : Lili | 31/01/2016

Hihi j'adore quand tu secoues un peu un auteur ;)

Écrit par : ellettres | 01/02/2016

Mais je le secoue gentiment hein, parce que Jean-Yves Masson est tout de même un auteur dont je reconnais le talent ;)

Écrit par : Lili | 01/02/2016

C'est vrai qu'à trop travailler un texte on peut éteindre l'étincelle de départ. En tout cas, c'est l'impression que me laissent ces romans trop parfaits.

Écrit par : Topinambulle | 01/02/2016

Il faut réussir à trouver le bon dosage de la parfaite imperfection ^^

Écrit par : Lili | 02/02/2016

Les commentaires sont fermés.