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07/02/2016

Rendez-vous poétique avec Pierre Reverdy et Charles Stankievech

Après René Char, je redécouvre Pierre Reverdy - quoiqu'il serait plus juste de dire que, lui, je le découvre tout à fait. Outre un ou deux poèmes durant ma scolarité, je l'ai beaucoup moins fréquenté que René Char. Évidemment, c'était une erreur que je répare avec joie et plaisir, entre deux chapitre d'un roman d'hiver.

"La liberté des mers" est un poème en prose tardif de Reverdy, premier texte du recueil éponyme publié en 1960. Je suis particulièrement fascinée par l'émotion retenue et pourtant flamboyante qui émane d'une certaine résignation face à la finitude humaine. Qu'est-ce que la création, dans cette réalité, si ce n'est ce qui maintient l'équilibre entre terre, sang, boyaux et les vagues lumineuses de l'éternité ?

Pour accompagner l'élan lucide de l'homme face à la nature de son être et face à la nature tout court, j'ai songé à l’œuvre du vidéaste canadien Charles Stankievech, The Soniferous Æther of The Land Beyond The Land Beyond. Cette vidéo de 35 min découvre aux hommes le lieu habité le plus au nord de la planète, entre vastitude et décor post-apocalyptique. Une autre manière de toucher du doigt notre finitude, sans doute.

 

LA LIBERTÉ DES MERS

Murmures entre les quatre murs aux gouttes de sang des épines, comme en allant cueillir des mûres dans les sentiers gonflés de remords et d'espoir aux risques des pentes peu sûres.
Quoi ! ça vous étonne ce gaspillage entre tant de blessures ?
N'en a-t-on pas assez perdu de ces têtes de mort entre les fentes des doublures ?

Mon Dieu, comme le vent est fort ! Entre les lignes de la pluie, entre tout ce qui n'est pas la fausse monnaie de la vie -enfin tout ce qui étanche la soif des têtes dures.
A vous de jouer.

- Vous voulez quoi ? Gagner ou perdre la partie - le temps qui règne ou l'éternité qui s'étire ? Moi, ça m'est bien égal, je ne tiens pas plus à l'éclat du métal qu'à la nuit. Mais je mesure... la distance infinie qui sépare tout ce qui n'a pas encore été dit du peu que l'on est parvenu à passer au laminoir de la littérature - sans oublier tout le poids de sel, de sang et de génie qu'il a fallu pour dresser au-dessus du niveau du désert et comme sur un horizon de tir une seule silhouette d'envergure - un homme solide et réel, un de ces têtes à queue qui font confiance à la vie et sans se soucier de tenter le moindre effort pour parvenir à sentir un peu plus le carbonisé que le roussi. Pourvu que ça dure.

Pourtant ça m'ennuierait certainement beaucoup de choquer ceux que j'aime par ce que je sens plus que par ce que je pense.
Je sens peut-être très mauvais et pense sans doute de même - c'est-à-dire fort mal, ce qui, quoique en des points différents, peut produire le même effet et provoquer quelque vertigineux malaise. Mais, ici, je pense surtout à ce qui pourrait bien rester d'un homme trop enclin à confier le poids de sa totale destinée au sort toujours douteux de ce qu'il a pu peindre ou écrire. Je pense à ceux qui ont perdu sous la tyrannique pression des rênes d'or le sens de la valeur éthique et esthétique de l'angoissante incertitude.

J'ai connu autrefois un homme d'une fort médiocre beauté mais équipé d'une sensibilité si aiguë et doué d'une vélocité d'esprit tellement excessive qu'il n'avait jamais pu trouver deux fois de suite son visage dans le même miroir - il suffisait qu'il abaissât, dans un clin d'oeil, la paupière - il avait devant lui une autre image.

Il me dit - vous comprendrez, j'en suis sûr, si je vous avoue que je ne me connais absolument pas moi-même. Et comme je ne connais pas davantage les autres, qui changent sous mes yeux aussi vite que ma propre image dans la glace, je commence à croire qu'il n'y a jamais rien eu au monde, ni personne, et à me demander ce qu'il y aurait de changé pour moi et pour les autres si nous nous décidions tout de suite à anticiper sur cette fin du monde en dégradé, et dégradante, en effet,qui livre, avec tant d'indifférence l'homme aux caprices du temps.

Et les hommes - détachés de l'humanité par la mort comme les grains de sable des rochers par le flot tout aussi inlassable - s'en vont un à un fournir la matière anonyme des vastes étendues de l'éternel oubli.
Comme il y a une étroite bordure ensoleillée aux rivages des mers qui nous fait oublier les immensurables étendues et la profondeur insondable des abîmes - de même, chez les hommes, il y a, tout autour de l'immensité obscure qui garde les morts sans écho, les plages dorées de la gloire.
C'est sans doute pourquoi l'on peint et l'on écrit. Mais ce que je veux dire c'est qu'il ne faudrait pas avoir une confiance trop aveugle dans la dorure invisible qui dort entre la trame de la toile et la peinture - la mine est là - la mine pour plus tard - et tout le monde sait que cette mine - pour plus tard - n'a pas toujours été, est encore de moins en moins aujourd'hui dissimulée sous l'étourdissante marée des grands tirages. Il y a, perdus dans les sables mouvants tant d'éclatants, tant de sombres chapitres de l'histoire.

Quant à moi, ayant par hasard remarqué que quelles que soient les circonstances du contrat, ce sont toujours, au bout du compte, les vivants qui sont obligés de s'occuper des morts et jamais les morts des vivants, je pense à cette fée aux mamelles de fange qui m'a promis, le soir où mon oreille s'est ouverte pour la première fois aux mensonges du vent, de venir déposer sous ma nuque raidie, un coussin mollement rembourré d'autant de milliards d'étoiles qu'il faudra pour adoucir la dureté des angles du cercueil et préserver mon coeur des rigueurs de la nuit.

Pierre Reverdy

 

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Charles Stankievech, The Soniferous Æther of The Land Beyond The Land Beyond, 2012, installation de film 35 mm (photo de film)

 

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Commentaires

J'aime beaucoup : et le poème et les images polaires. Merci pour la découverte Lili :)

Écrit par : Topinambulle | 10/02/2016

Je suis contente que la longueur du texte ne t'ait pas rebutée ! Je le trouve magnifique !
Bisouxx ma Topi !

Écrit par : Lili | 10/02/2016

Les commentaires sont fermés.