23/07/2018
La Garden-Party et autres nouvelles de Katherine Mansfield
Ce n'est un secret pour personne : je ne suis pas friande de nouvelles. Il m'arrive pourtant de céder à la tentation d'un titre, d'une thématique ou d'un(e) auteur(e) de temps à autres. Et quelle plus grande tentation pour moi qu'une auteure à propos de laquelle Virginia Woolf a écrit dans son journal le 16 janvier 1923 : "Quand je me suis remise à mon manuscrit*, il m'a semblé qu'écrire ne rimait plus à rien. Katherine ne lira pas ces pages. [...] [M]ais où est-elle, elle qui savait faire ce dont je suis incapable!" ?
*Il s'agit de Mrs Dalloway.
Et cette amitié mêlée de rivalité entre Woolf et Mansfield est sensible dans les pages de La Garden-Party et autres nouvelles. Comme Virginia, Katherine s'est beaucoup inspirée de son enfance. Nombre de personnages sont les échos de sa famille ; nombre de situations, les échos de ses souvenirs. Il serait exagéré de parler de nouvelles autobiographiques mais l'inspiration est indéniable et marque temporellement les textes.
La mer était basse ; la plage était déserte ; les flots tièdes clapotaient paresseusement. Le soleil ardent, flamboyant, tapait dur sur le sable fin ; il embrasait les galets veinés de blanc, les gris, les bleus, les noirs. Il absorbait la petite goutte d'eau blottie au creux des coquillages incurvés ; il décolorait les liserons roses qui festonnaient les dunes. Tout paraissait immobile, à part les petites puces de mer. Pft-pft-pft ! Elles n'arrêtaient pas une seconde.
Katherine s'y dessine collectionneuse d'instants, poète des reflets et de l'insaisissable solitude. Chaque titre rappelle l'être à cette étrangeté que lui renvoie la société; c'est en quelque sorte la photographie impossible du déséquilibre entre soi et le monde. Car si chaque personnage est intégré d'une façon ou d'une autre à ce monde, il s'en trouve occasionnellement écarté. C'est le cas de tous les personnages de La Baie - qui brosse le quotidien d'une famille sur une journée, ce qui n'est pas sans rappeler le principe narratif qu'utilisera Woolf dans Mrs Dalloway au passage - notamment Mrs Harry Kember qui a l'outrecuidance de fumer en public, de jouer au bridge et de s'exposer au soleil ou Linda qui semble prise dans son rôle de femme et de mère comme un papillon dans une toile d'araignée ; c'est le cas de Joséphine et Constantia après le décès de leur père dans Les filles de feu le colonel ; c'est encore le cas Miss Meadows dans La leçon de chant à cause d'un célibat qui lui colle à la peau. Et on pourrait ainsi faire défiler toutes les nouvelles.
Et quand elle respirait, quelque chose de léger et de triste - non, triste n'était pas vraiment le mot - quelque chose de doux semblait remuer dans sa poitrine.
Aussi, comme dans bien des oeuvres de Woolf, pour ne pas dire toutes, il ne se passe "rien" dans ces nouvelles, c'est-à-dire qu'il se passe l'essence même de la vie : la modulation infime et infinie des pensées, des émotions et ces battements de cils qui contiennent à eux tous un point de basculement. L'auteure s'y montre d'une extrême sensibilité et d'une extrême acuité - à ne pas confondre avec la sensiblerie, évidemment, attendu que la finesse avec laquelle elle délivre certains instants de solitude intérieure ne sont pas exempt d'ironie, de cynisme voire de cruauté - je pense notamment à La vie de la mère Parker ou à La Garden-Party dans lesquelles la mort rappelle, comme souvent, l'injustice sociale.
Grâce à la forme de la nouvelle dans laquelle elle excelle, Katherine Mansfield parvient à une immédiateté et une clarté assez exceptionnelles. Elle a le génie discret, modeste et délicieux. Ces textes, plus faciles d'accès que la plupart des romans de Woolf, créent une connivence spontanée avec le lecteur ; le propos y résonne comme un cristal pur, la lumière miroite infiniment.
A ma connaissance, il s'agit ici de son seul recueil traduit intégralement en français. Si vous êtes cependant au courant d'un autre recueil traduit, je suis preneuse avec joie. Je continuerais volontiers un bout de chemin avec Katherine Mansfield.
C'est ainsi qu'il fallait vivre - avec insouciance et légèreté, sans retenue.
09:29 Publié dans Coups de coeur, Littérature anglophone, Nouvelles, Poésie | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : la garden-party, nouvelles, katherine mansfield, folio, flux de conscience, instants de vie, poésie, virginia woold, nouvelle-zélande, angleterre
Commentaires
Superbe billet sur une autrice et son oeuvre qui le sont toutes autant ! Pour le recueil chez seuil (?) il y a un pavé de ses textes sobrement intitulé "Nouvelles"...
Écrit par : Trencavel | 23/07/2018
Merci pour le tuyau, je vais me renseigner ! :*
Écrit par : Lili | 23/07/2018
ça donne envie ! je le note :-)
Écrit par : Electra | 23/07/2018
J'en suis ravie !
Et merci de passer par ici car cela me rappelle que je n'ai toujours pas enregistré la nouvelle adresse de ton blog dans mon blogroll et que, du coup, je ne suis pas allée te visiter depuis trop longtemps. Je vais y remédier de ce pas !
Écrit par : Lili | 23/07/2018
J'ignore s'il y en a d'autres. Il y a très longtemps j'avais démarré ce recueil, mais c'était trop tôt dans une vie de lectrice
Écrit par : keisha | 23/07/2018
Mansfield est effectivement une auteure qu'il faut découvrir au bon moment pour l'apprécier pleinement (et, disons les choses, ne pas s'y ennuyer). Mais en lectrice de Woolf que tu es, tu devrais maintenant la goûter comme il se doit :)
Écrit par : Lili | 23/07/2018
J'étais encore au lycée... Trop tôt!Depuis j'ai rencontré V Woolf. ^_^
Écrit par : keisha | 24/07/2018
Alors, elle devrait te faire le même effet qu'à moi : une écriture très proche de Woolf mais beaucoup plus simple, plus accessible, plus modeste aussi, plus limpide :)
Écrit par : Lili | 24/07/2018
Katherine Mansfield m'est proche depuis tant d'années. Je la relis régulièrement et je passe de temps en temps devant la maison, à Bandol, où elle a écrit Prélude. Cela m'aide à me rappeler ce qui est important dans la vie, cette essence des choses, et non pas l'agitation vaine.
Merci pour votre billet. Bonne journée.
Écrit par : Bonheur du Jour | 26/07/2018
Je te comprends car c'est exactement l'effet que me fait Woolf ! Mansfield s'est maintenant ajouté à cet univers délicieux.
Douce journée :*
Écrit par : Lili | 26/07/2018
un bel enthousiasme! C'est un auteur que je n'ai toujours pas lu…
J'aime bien les nouvelles mais je ne retiens rien alors ça m'agace!
Écrit par : Violette | 29/07/2018
J'ai l'impression que je suis comme ça avec toutes mes lectures ! C'est, en grande partie, pour cette raison que je tiens ce blog : pour me souvenir !
Écrit par : Lili | 03/08/2018
Je note, je n'avais jamais entendu parler d'elle, et ce que tu en dis (et le rapprochement avec Virginia ahhh) fait envie.
Écrit par : nathalie | 30/07/2018
Alors là, je suis étonnée de te faire découvrir une auteure, dis donc ! Mais ravie aussi ! J'espère que ça te donnera envie de la lire. Elle est délicieuse
Écrit par : Lili | 03/08/2018
Ton acuité pour parler de Katherine M. rivalise avec la sienne, on dirait ! Tu me rappelles que ce recueil est toujours en haut de ma PAL, mais je crois que je vais me la réserver pour l'hiver...
Écrit par : ellettres | 13/08/2018
Ce sera parfait, au chaud de l'hiver ♥ !
Écrit par : Lili | 16/08/2018
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