05/04/2017
Tours et détours de la vilaine fille de Mario Vargas Llosa
Tours et détours de la vilaine fille de Mario Vargas Llosa, Folio, 2016[2008], 418p.
A mesure que je toque à la porte des littératures du bout du monde, je m'aperçois combien je suis encore pauvre en voyages. Je glisse trop régulièrement sans m'en rendre compte vers la facilité de l'auteur ou, à défaut, du pays connu. Aussi, le challenge latino d'Ellettres tombe à point nommé : il est l'occasion pour moi d'aller voir ailleurs si j'y suis plus souvent. Pour une première fois, je pose mes valises littéraires au Pérou, à la rencontre d'un sacré prix Nobel de littérature.
Je tombai amoureux de Lily comme une bête, la façon la plus romantique d'aimer. p. 14
Ricardo a quinze ans lorsqu'il rencontre la vilaine fille. L'été fait rage à Lima. Nous sommes en 1950. Les petits couples se font et se défont, sauf celui de Ricardo et de la vilaine fille : celle-ci refuse mordicus d'être son officielle dulcinée. Lily, de son joli patronyme, est déjà mystérieuse et insaisissable. Nul ne sait vraiment d'où elle vient : du Chili, dit-elle. Ce sera donc sa petite chilienne. Son pouvoir de séduction est déjà immense et Ricardo en est subjuguée. Mais ce n'est encore rien face à l'incroyable pouvoir de la vilaine fille de changer de nom, d'apparence, de vie toute entière d'une époque et d'un continent à l'autre. Tandis que Ricardo devient interprète et habite à Paris selon son rêve d'enfant, il la recroise jeune guérillera, bourgeoise élégante ou femme brisée dans des pays différents au fil de dizaines d'années. Cette fameuse héroïne "qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre" ne cesse de faire tourner la tête du bon garçon, toujours prompt à retomber amoureux de sa magicienne indomptable, toujours compatissant, caressant et pourtant tout sauf cœur d'artichaut. Ricardo n'aime pas facilement, sauf sa petite chilienne. Il ne se l'ôtera jamais de la peau, malgré ses méfaits, ses trahisons et ses répliques cinglantes ; elle s'y glissera toujours à intervalles réguliers comme le seul refuge qu'elle ait en ce monde.
- Tu ne vivras jamais tranquille avec moi, je t'avertis. Parce que je ne veux pas que tu te fatigues de moi et t'habitues à moi. Et même si on se marie pour mettre mes papiers en règle, je ne serai jamais ton épouse. je veux être toujours ta maîtresse, ta petite chienne, ta pute. Comme cette nuit. Parce qu'ainsi tu seras toujours fou de moi p. 317
A travers cette folle histoire - qui peut-être d'amour en même temps que d'aventures -, c'est tout le monde qui évolue et dans lequel on voyage. Pour les besoins de son métier d'interprète, Ricardo se déplace régulièrement (je suis d'ailleurs assez admirative de son plurilinguisme qui le conduit même à apprendre le russe avec une relative facilité !). Aussi, s'ajoutent au Paris des années 60 à nos presque jours dont la population et les aspirations artistiques et politiques muent progressivement, ce Londres où émerge le mouvement hippie, un Japon à la fois corseté et décadent et, évidemment, toute l'évolution politique du Pérou dans sa correspondance avec son oncle. Au fond, Ricardo est de partout et de nulle part à la fois. C'est l'électron libre par excellence. Autant que lui pour la vilaine fille, cette dernière est son seul point d'ancrage, son seul port d'attache. Par conséquent, où qu'il aille, il se fond dans la masse tout en restant étranger. Chaque lieu, chaque mouvement dont il observe l'émergence ou l'évolution est vu à travers un regard à la fois interne et distancié. C'est une position sacrément originale pour le lecteur, dans un équilibre précaire qui frise l'ironie. Il y a une certaine objectivité dans la subjectivité de Ricardo et l'on voit dans son regard une lecture toute différente des mythes construits au fil des années. J'ai adoré, à cet égard, le récit d'un mai 1968 distancié qui remet certaines choses en perspective ou la mise à jour sous un nouvel angle de l'émergence opposée des mouvements hippie et skinhead en Angleterre.
En rentrant à Paris je découvris qu'il était intact, car la révolution de mai 68, en réalité, n'avait pas débordé du périmètre du Quartier latin et de Saint-Germain-des-Prés. Contrairement à ce que d'aucuns avaient prophétisé en ces jours d'euphorie, il n'y eut guère d'incidence politique, si ce n'est de hâter la chute de De Gaulle, d'ouvrir l'ère, brève, de cinq ans de Pompidou et de révéler l'existence d'une gauche plus moderne que celle du Parti communiste français. [...] Les moeurs devinrent plus libres mais, du point de vue culturel, avec la disparition de toute une illustre génération - Mauriac, Camus, Sartre, Aron, Merleau-Ponty, Malraux - ces années connurent une discrète décrue culturelle où, au lieu d'être des créateurs, les maîtres à penser devinrent des critiques, d'abord structuralistes, à la manière de Michel Foucault et de Roland Barthes, puis déconstructivistes, type Gilles Deleuze et Jacques Derrida, aux rhétoriques aussi pédantes qu'ésotériques, chaque fois plus isolés dans leurs cabales de dévots et éloignés du grand public, dont la vie culturelle, en raison de cette évolution, devint de plus en plus banale. p. 105
A cette époque, en 1972 ou 1973, le mouvement hippy connut une rapide désintégration pour devenir une mode bourgeoise. La révolution psychédélique se révéla moins profonde et sérieuse que ne le croyaient ses adorateurs. Ce qu'elle avait produit de plus créatif, la musique, fut rapidement intégré par l'establishment et finit par faire partie de la culture officielle et par rendre millionnaires et multimillionnaires les anciens rebelles et marginaux [...] p. 150
C'est essentiellement cet attrait du voyage extraordinaire et nouveau qui m'a emballée dans les premières centaines de pages, les caractères trop moelleux de Ricardo - qui porte à merveille son surnom de bon garçon - et trop méprisant de la vilaine fille - qui porte également le sobriquet parfait - m'apparaissant trop appuyés à trop de points de vue pour être fluides et coller à l'évanescence d'un amour - ou du moins d'une relation puisqu'il est difficile de parler d'amour avec la vilaine fille ! - censé se mouvoir à travers le temps, l'espace et les apparences. Mais il faut reconnaître que, progressivement, on se fait prendre aussi à l'aura de la vilaine fille. Nos protagonistes évoluent en subtilité, en maturité et l'on se demande, au fond, si cette vaste supercherie n'est pas précisément de l'amour à sa manière : qui ne se saisit jamais vraiment. Tel est le pari de deux personnages que tout oppose si ce n'est ce projet fou : vivre l'insaisissable. L'amour, au fond, c'est forcément une histoire d'écriture - à moins que ce ne soit l'inverse.
Avoue, quand même, que je t'ai donné un sujet en or pour ton roman, hein, mon bon garçon ? p. 418
Merci à Ellettres et à son challenge Latino grâce auquel je découvre fortuitement et avec un grand plaisir de lecture un écrivain fascinant, foisonnant et enchanteur. Mario, je reviendrai vers toi !
Challenge Latino chez Ellettres
1ère participation péruvienne
10:41 Publié dans Challenge, Littérature hispanique | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : pérou, vargas llosa, vilaine fille, bon garçon, prix nobel, challenge, latino