08/07/2017
Entre les actes de Virginia Woolf
S'envoler, s'enfuir dans l'incandescence pleine du silence de l'été...
Depuis des années, il ne me restait plus qu'un roman de Virginia Woolf à découvrir. Le tout dernier, celui qui mettrait un point final à mes premières fois romanesques avec cette auteure. Alors évidemment, j'attendais le bon moment, l'instant pas du tout prémédité où je le sortirais de ma bibliothèque comme une évidence ; ce serait l'affaire d'une image, d'une lumière, d'un regard par dessus la fenêtre : et hop, le déclic.
On pouvait se promener à loisir de long en large, à l'ombre des arbres. Ils poussaient en groupes de deux ou trois ; puis de manière plus espacée. Leurs racines crevaient la pelouse, et parmi ces ossements coulaient des cascades de verdure, s'étalaient des coussins de gazon où poussaient les violettes au printemps et l'orchidée pourpre sauvage en été.
Entre les actes, c'est un espace-temps : un manoir de campagne entre Londres et la mer joliment nommé Pointz Hall (et c'est ainsi que le roman a longtemps eu vocation de s'intituler ; Woolf fidèle à elle-même modifiait bien souvent ses titres dans la dernière ligne droite) et l'affaire d'une journée durant laquelle une pièce de théâtre doit avoir lieu en plein air "s'il ne pleut pas" à l'occasion d'une fête commémorative. Dans cet unique lieu et cette unique journée vont se succéder les consciences d'une galerie de personnages sur le seuil du bonheur, de la vieillesse, de la foi, de l'épanouissement, de la création. Les consciences, comme toujours chez Woolf, semblent saisies dans un perpétuel balancement, dans une oscillation inconfortable mais fertile car c'est de cet équilibre précaire, sans cesse renouvelé, qu'émanent les dialogues entre les êtres, les pensées butinées, et le pouvoir créatif.
Nous-mêmes, nous-mêmes !
Les enfants sautaient, caracolaient, bondissaient. Renvoyant des éclats brefs, aveuglants, ils dansaient, ils sautaient. Voici un nez.... Voilà une jupe... juste un pantalon... Voici peut-être un visage... Nous-mêmes ? Mais c'est cruel, de nous prendre en instantané tels que nous sommes, avant que nous n'ayons eu le temps de nous... Et aussi, de nous saisir seulement en morceaux.
La narration n'est pas une voix, mais une circulation, le flux de plusieurs voix qui, abordées respectueusement dans leur individualité, se trouvent unifiées par la langue, par l'art. Nous sommes - et le "nous" émerge d'ailleurs dans ce texte comme une nouveauté chez Woolf, bien plus habituée au "je" - au cœur d'une réunion : Ensemble, imprimant à la cohérence du groupe, ce "nous", les reliefs intimes et particuliers de chaque "je". Le groupe est éphémère, réuni à l'occasion d'une pièce, il devra, on le sait dès le départ, se disséminer prochainement. Cette annonce de la dissémination est d'ailleurs martelée par l'usage poétique de la répétition que Woolf explore particulièrement dans ce texte et qui confère à l'ensemble le rythme de la circularité : de même que tout être est à la fois un tout et la partie d'un tout, l'instant présent est saisi dans sa pleine suffisance et comme le maillon d'un cycle éternellement recomposé.
Le gramophone gargouilla Unité - Dispersion. Il gargouilla Un... Dis... et s'arrêta.
L'entre-deux des consciences, cette circulation au-delà des barrières narratives est aussi un entre-deux des genres : Woolf l'explorait déjà dans Les vagues où la distinction entre roman et poésie se révélait obsolète ; elle la réitère ici en mêlant le roman au théâtre (et la poésie, évidemment, est loin d'être évacuée pour autant). Miss La Trobe rédige et donne à voir un drame/pastiche en trois actes censé retranscrire les temps forts de la société anglaise. On ne peut manquer d'y lire l'ironie vibrante qui caractérise si bien Virginia Woolf : les stéréotypes y sont déconstruits par le rire de la caricature et l'idée d'une permanence du passé se trouve confrontée de manière cinglante au présent incertain.
Ils glissaient, se faufilaient entre les tiges, argentés ; roses ; dorés ; tachetés ; mouchetés ; éclaboussés.
"Nous-mêmes", murmura-t-elle. et, retrouvant dans l'eau grise une lueur de foi, avec bon espoir mais sans grand secours de la raison, elle suivit des yeux les poissons, tachetés, rayés, marbrés ; elle vit dans cette vision la beauté, la puissance et la gloire qui sont en nous.
Tout est poreux. Le théâtre, par essence l'art qui donne à voir et à entendre simultanément à la pluralité du public, s'insinue au cœur du roman, qui se donne à lire dans la quiétude du silence et de la solitude. L'art, en ce qu'il recèle toutes les richesses de l'éternel renouvellement, est à la fois ce qui unit - ce "nous" respectueux de chacun - et qui agglomère : il faut rappeler ici que le texte de Woolf se déroule en juin 1939 et a été écrit entre 1938 et 1941. Ainsi les scansions injonctives de La Trobe au micro à l'adresse de ses comédiens est l'occasion pour Woolf de faire se répondre les voix humaines et les voix du bétail tout proche (campagne oblige) comme la métaphore du pouvoir dictatorial en marche en Europe à cette époque. Enfin, le temps, figé dans un premier temps comme linéaire par la pièce de théâtre, se retourne finalement en boucle face public sous la forme de quelques miroirs brisés - non sans interroger, du même coup, notre rôle dans l'histoire et dans l'Histoire. Comme souvent chez Woolf, le terme de "fin" pour évoquer les dernières lignes est inopérant puisque au moment où s'éteignent les lumières sur Giles et Isa, le rideau bouge encore, le dialogue reprend et une nouvelle vie est évoquée.
Elle porta son verre à ses lèvres. Elle but. Elle écouta. Elle entendait les mots d'une syllabe couler et rejoindre la boue. Elle s'assoupit, dodelinant de la tête. La boue devenait fertile. Les mots s'élevaient au-dessus de l'attelage silencieux des bœufs intolérablement chargés, avançant lentement dans la boue. C'étaient des mots dénués de sens. Des mots merveilleux.
Aussi, cette dernière découverte d'un roman de Woolf n'est que le début d'une éternelle découverte. Car je sais que je n'ai pas saisi le tiers du quart de ce qu'il y a encore à entendre de chacun des romans de l'auteure. L'émerveillement est décidément, lui aussi, un éternel recommencement.
Les livres : ils sont la sève vitale et sacrée des esprits immortels. Les poètes : ce sont les législateurs de l'humanité.
Entre les actes de Virginia Woolf, traduit par Josiane Paccaud-Huguet, La pléiade, 134p.
Le mois anglais chez Lou et Cryssilda
6ème lecture carrément à la bourre (c'est qu'un livre de Woolf se savoure lentement à la lecture et se digère de même avant d'écrire un billet !)
14:48 Publié dans Challenge, Classiques, Coups de coeur, Littérature anglophone, Réflexion, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : virginia woolf, entre les actes, between the acts, roman, théâtre, entre deux, circulation, porosité, mois anglais, eau, répétition, poésie, suicide
08/03/2012
La défense des droits de la femme vu par Virginia Woolf
Comme chaque 8 mars, chers lecteurs et amis, nous marquons aujourd'hui d'une pierre une énième Journée internationale des droits des femmes (oui, "les droits des femmes" et non pas juste "la femme", on est pas en train de commémorer jalousement le fait qu'on a des nichons et qu'on aime se faire offrir des fleurs - pour ça, y a la Saint Valentin si besoin). A cette occasion, notre consoeur bloggeuse Sophie nous propose d'en profiter pour mettre à l'honneur un auteur féminin et son oeuvre et je ne peux que me rallier à cette excellente idée ! Merci Sophie !
Mon choix se porte évidemment sur l'extraordinaire Virginia Woolf (Vous remarquerez comme je fais preuve d'une désopilante originalité puisque je ne lui porte AUCUNE admiration hein), non seulement écrivain géniale mais aussi fervente defenseuse des droits des femmes dans une société anglaise encore bien rigide.
Virginia Woolf vient au monde en 1882 dans une famille typiquement victorienne et (mais je pourrais aussi mettre "donc") typiquement patriarcale. Son père Leslie Stephen était de ces intellectuels érudits à plusieurs casquettes et sa mère Julia, une parfaite mère de famille occupée, en outre, à aider quelques familles dans le besoin. Cette dernière était une fervente opposante au mouvement des suffragettes ; la place des femmes, d'après elle, n'était pas dans la rue à se pavaner. Concernant la fratrie liée par une belle entente, les deux frères Toby et Adrian iront à l'université tandis qu'elle-même et sa soeur Vanessa seront privées de cette opportunité, se forgeant leur propre éducation à domicile au gré de leurs envies et de leurs accointances - l'art pour Vanessa et la littérature pour Virginia.
Je vous le disais donc, une famille typiquement victorienne.
Cela étant dit, ne soyons pas mesquins : Virginia Woolf connaitra une jeunesse plutôt privilégiée du point de vue de la culture et des moyens financiers. La fratrie devenue orpheline rassemblera un petit groupe de passionnés d'arts et lettres à leur nouveau domicile de Bloomsbury et cela marquera l'épanouissement de la personnalité et de l'écriture de Virginia Woolf.
Dès lors, Virginia Woolf n'aura de cesse d'écrire en faveur d'une véritable autonomie et d'une culture féminine. Elle n'était pas féministe au sens contemporain du terme ; il n'était pas question de réclamer une égalité stricto sensu entre hommes et femmes. Elle souhaitait par contre que les femmes puissent accéder à une liberté d'être, à la possibilité de choisir une vie qui leur serait propre, en adéquation avec leurs dispositions et leurs talents particuliers. C'est ce qu'elle a défendu dans un certains nombres de conférences, de cours et d'essais. Dans l'Angleterre engoncée du début du XXe siècle, la femme était cantonnée aux travaux domestiques, pourtant affirme-t-elle, elle ne nourrit pas plus d'intérêt pour cet emploi que l'homme. Sans aucun espace privé à l'intérieur de son domicile tandis que le mari avait son bureau, l'entier de la maison était le territoire de la femme sans l'être du tout. Virginia Woolf milite donc en faveur d'une chambre à soi, d'un espace privé pour la femme, où elle aurait le temps et le loisir de laisser libre cours à ses aspirations, tout aussi diverses et avec autant de compétences que son acolyte à couilles (puisque le cas des femmes célibataires n'était pas vraiment répandu à l'époque)
Loin d'agiter un féminisme de carnaval (comme je déplore de le voir de plus en plus aujourd'hui), Virginia Woolf fustige l'oppression des institutions patriarcales (qu'elle comparera à l'oppression nazie dans Trois Guinées) et a fait une vertu de la liberté de penser, quel que soit son sexe (parce qu'elle était pas misandre non plus hein).
Pour aller plus loin sur le sujet dans son oeuvre :
Une chambre à soi (1929), ed. 10/18, 6€ ou ed. Rivages payot, 7€ (avec la traduction du titre Une pièce bien à soi)
Trois guinées (1938), ed. 10/18 (actuellement plus édité visiblement, c'est honteux) MAIS future nouvelle édition aux editions BlackJack dans une nouvelle tradition à partir du 20 mars 2012.
La force du féminin : sur trois essais de Woolf de Frédéric Regard, ed. La Fabrique, 2002
"Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient pour elles les difficultés immatérielles. L'indifférence du monde que Keats et Flaubert et d'autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter était, lorsqu'il s'agissait de femmes, non pas de l'indifférence, mais de l'hostilité. Le monde ne leur disait pas ce qu'il disait aux hommes : écrivez si vous le voulez, je m'en moque...Le monde leur disait avec un éclat de rire : Ecrire ? Pourquoi écririez-vous ?"
dans Une chambre à soi
Tous les autres billets littérairement féminins sont listés ici chez Sophie
Bonne lecture !
09:00 Publié dans Coups de coeur, Littérature anglophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : femmes, droits, lutte, défense, chambre, soi, virginia woolf