02/06/2014
L'exil et le royaume d'Albert Camus
L'exil et le royaume d'Albert Camus, Folio, 2013 [1957], 185p.
L'année de son prix Nobel, Albert Camus publie ce recueil de six nouvelles entamées en 1952. Six nouvelles a priori très différentes tant par leur sujet : une femme suit son époux dans le sud algérien ; un missionnaire chrétien est emprisonné, torturé et assimilé à une tribu indigène ; des ouvriers grévistes reprennent le travail ; un instituteur est pris entre deux feux pendant la guerre d'Algérie ; un artiste peintre se laisse porter par une vie qu'il ne réfléchit pas ; un ingénieur visite le village brésilien où il devra réaliser un barrage ; que par leur point de vue narratif, tantôt en monologue intérieur, tantôt en narration hétérodiégétique. Toutes pourtant sont portées par une langue délicieusement poétique pleine de retenue et d'une beauté à couper le souffle :
Cette terre était trop grande, le sang et les saisons s'y confondaient, le temps se liquéfiaient. La vie ici était à ras de terre et, pour s'y intégrer, il fallait se coucher et dormir, pendant des années, à même le sol boueux ou desséché. Là-bas, en Europe, c'est la honte et la colère. Ici l'exil ou la solitude, au milieu de ces fous languissants et trépidents, qui dansaient pour mourir. ("La pierre qui pousse", p. 173-174)
En outre, le fil rouge entre toutes est encore cette philosophie camusienne de l'absurde où l'être apparaît exilé dans une existence qui l'empêche d'atteindre le royaume de l'absolu. Tous les personnages de ces six nouvelles avancent dans leurs vies, portés par un courant plus fort qu'eux. Aucun n'est vraiment moteur de son propre mouvement. La tentation d'un au-delà inaccessible ne saurait être la solution : Janine et le renégat s'abîment cruellement. Les opportunités d'un partage dans "Les muets", d'une entraide dans "L'hôte" ou d'une invitation à la communauté dans "La pierre qui pousse" apparaissent comme des ébauches de réponses, des moyens de pallier à cette absurdité ontologique qui sinon dévore l'âme humaine.
Si j'ai clairement manqué ma rencontre avec Camus avec L'étranger (dont vous lirez la chronique ultérieurement), j'ai goûté avec très grand plaisir les nouvelles de ce recueil. Ce sont décidément les styles poétiques qui m'émoustillent avant tout et celui de Camus ici est d'une délicatesse sans pareil - avec une mention toute particulièrement pour le monologue halluciné du renégat, à couper le souffle de violence et de lumière noire. Derrière le vaisseau amiral qu'est L'étranger, l’œuvre de Camus cache quelques petites pépites moins connues mais qui méritent tout autant, voire plus, le détour. Merci à ma Charline douce pour m'avoir invitée à découvrir celles-ci !
Depuis toujours, sur la terre sèche, raclée jusqu'à l'os, de ce pays démesuré, quelques hommes cheminaient sans trêve, qui ne possédaient rien mais ne servaient personne, seigneurs misérables et libres d'un étrange royaume ("La femme adultère", p. 27)
Ce recueil s'inscrit dans le mois de la nouvelle chez Flo et participe au challenge Mélange des genres chez Miss Léo catégorie Nouvelles, of course !
08:00 Publié dans Challenge, Classiques, Littérature française et francophone, Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (12)
Commentaires
Je suis vraiment, vraiment ravie que ce recueil t'ait plu ! C'est exactement ça : même si "L'Etranger" est un monument, cette petite pépite vaut (davantage !) le détour.
"Aucun n'est vraiment moteur de son propre mouvement." : encore une fois, tu tapes juste ! Ca donne à penser et à vivre, cette réflexion... :-)
Écrit par : Charline | 02/06/2014
De manière générale, les écrits de Camus donnent à réfléchir et à vivre mais il le fait passer dans ce recueil dans un style qui m'a plus séduite, c'est indéniable ! Merci à toi pour me l'avoir fait découvrir. J'aime ces échanges littéraires !
Écrit par : Lili | 02/06/2014
De Camus j'ai lu L'étranger et La Peste. J'avais beaucoup aimé L'étranger, un peu moins La Peste car de nombreux passages me sont restés obscurs, j'ai l'impression d'être passée à côté d'un tas de choses et je trouve ça trop frustrant. J'ai aussi L'exil et le royaume dans mes étagères, j'hésitais à me replonger dans du Camus mais ton avis est encourageant.
Écrit par : Aaliz | 08/06/2014
Pour ma part, c'est le contraire : je me suis mortellement ennuyée dans "L'étranger" et c'est ce recueil qui m'a invitée à ne pas me bloquer sur Camus à cause de cette première expérience moyenne.
Dans ces nouvelles, on retrouve l'absurde de "L'étranger" avec la beauté d'un style poétique en plus !
Écrit par : Lili | 09/06/2014
Ravie de lire ce billet ( et de découvrir enfin ce blog ) avec ce mois de la nouvelle de Flo. Oh oui, relire Camus !
Écrit par : Marilyne | 09/06/2014
Merci de ta visite Marilyne ! Les mois thématiques sont toujours l'occasion de chouettes découvertes !
Écrit par : Lili | 09/06/2014
Tu as fait une heureuse avec Marilyne on dirait ;)
Quand j'ai vu "Camus", j'ai pensé : "courage, fuis !" Si je dois avouer que ton billet ne m'a pas convaincue de renouer, le fait que tu n'aies pas apprécié "L'étranger" (je lirai ton billet quand il paraîtra) m'a énormément réconfortée. Je n'ai jamais compris en quoi sa première phrase par exemple frisait le sublime. Mon prof de français était imbuvable et a achevé de me dégoûter des cours de français. Bien beau que Rimbaud soit sorti indemne de l'affaire !
Toujours est-il que depuis je fais un blocage sur Camus (dont j'ai également lu le début de "La peste" mais l'ensemble de la classe s'étant révolté, le prof - un autre - n'a pas insisté), surtout que j'ai toujours aimé lire Sartre et qu'apparemment quand on "aime" l'un, on n'aime pas l'autre.
Je jetterai un œil à ce recueil si je le trouve à la biblio pour me faire une idée ne serait-ce que parce qu'il est un écrivain très apprécié d'écrivains que j'apprécie moi-même (et ça m'énerve t'as pas idée ;p)
Merci pour ce billet !
Écrit par : Flo | 09/06/2014
Je ne peux que te comprendre : je n'ai vraiment pas du tout accrocher à "L'étranger" ! Je l'ai tenté plusieurs fois, à chaque fois il m'ait tombé des mains. J'ai fini par en arriver au bout mais sans beaucoup de conviction... Cela dit, si je reconnais l'intérêt philosophique mais que l'enveloppe littéraire m'a ennuyée dans "L'étranger", ça n'a pas été le cas ici : la langue est délicate, pudique, parfois sensuelle et surtout poétique. Si tu aimes les styles ciselés et talentueux, ces nouvelles pourraient te plaire :)
Écrit par : Lili | 10/06/2014
Il faut croire que le contexte de ma lecture m'a empêché de voir la poésie de ces nouvelles, parce que ce ne fut pas plus concluant que L'étranger pour moi... Je fais sans doute un blocage avec Camus, et sa philosophie de l'absurde ne me parle pas du tout (dans ces deux textes lus du moins ; peut-être qu'une approche plus théorique me conviendrait mieux).
Tant mieux si tu as pu te réconcilier avec Camus et ne pas rester sur cette mauvaise impression. :)
Écrit par : Mina | 15/06/2014
Raah, dommage que tu n'aies pas plus apprécié ce recueil. Je pense qu'il vaut mieux être sensible à la philosophie de l'absurde, même si je n'en suis pas une grande fan pour autant, pour apprécier un minimum.
Écrit par : Lili | 15/06/2014
Pour ma part, j'avais beaucoup aimé L'étranger : je trouvais que l'absurdité du monde était bien rendu par l'écriture... Je note ce recueil de nouvelles car je n'ai pas lu grand chose de Camus.
Écrit par : maggie | 17/06/2014
Ah oui, d'un point de vue intellectuel, j'ai trouvé aussi. Mais ça ne m'a pas empêchée de m'ennuyer :/
Écrit par : Lili | 20/06/2014
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