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12/01/2016

Cristallisation secrète de Yôko Ogawa

Cristallisation secrète.gif
Cristallisation secrète de Yôko Ogawa, Actes Sud, 2009 [écrit en 1994], 352p.
[Disponible en poche chez Babel]

 

En faisant le bilan des lectures 2015, je me suis aperçue que j'étais bien peu souvent sortie de textes francophones et anglophones sans trop le vouloir. Encore une fois, il faut croire que c'était l'humeur. Mais pour changer, j'avais envie de commencer 2016 avec d'autres horizons - déjà connus certes, mais plus exotiques et dont on ressent indéniablement l'esprit particulier à travers la langue.

coup de coeur.jpgJe retrouve ainsi Yôko Ogawa pour une troisième lecture dans une île étrange où tout semble voué à la disparition. Tel matin, sans savoir pourquoi, un objet, un animal, ou un mot s'efface du monde vivant. A sa place, les cavités grandissent, béantes d'un néant secret et mystérieux car, à mesure que les éléments s'en vont, les êtres en oublient jusqu'au moindre souvenir. Seules quelques rares personnes possèdent le don sublime de se souvenir mais celles-ci sont poursuivies par une police inquisitrice. En fait, les éléments du monde ne font pas que disparaître, ils doivent disparaître et il faut les oublier. Progressivement, il en va ainsi des métiers - et notre héroïne doit se reconvertir de romancière à dactylo - et des êtres eux-mêmes : à force de n'avoir plus rien, pas même la mémoire, les corps s'amenuisent.

 

"Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier.

– Autrefois, longtemps avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes… Des choses incroyables dont tu n’as pas idée, me racontait ma mère lorsque j’étais enfant.

– C’est malheureux que les habitants de cette île ne soient pas capables de garder éternellement dans leur cœur des choses aussi magnifiques. Dans la mesure où ils vivent sur l’île, ils ne peuvent se soustraire à ces disparitions successives. Tu ne vas sans doute pas tarder à devoir perdre quelque chose pour la première fois.

– Ça fait peur ? lui avais-je demandé, inquiète.

– Non, rassure-toi. Ce n’est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t’en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l’oreille tendue, pour ressentir l’écoulement de l’air matinal. Tu sentiras que quelque chose n’est pas pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as perdu, ce qui a disparu de l’île."

Sous les atours de la simplicité et de la pudeur, Yôko Ogawa crée un univers où se réfléchit la réalité des régimes totalitaires. Outre l'asservissement que ces derniers enjoignent aux peuples, on sent dans Cristallisation secrète toute l'absurdité de tels régimes dont on ne sait trop comment ils ont commencé, dans lequel les êtres en viennent à se satisfaire de leur esclavage et qui finit par se détruire avec ses propres armes. Chacun n'est déjà plus totalement une entité. Les personnages n'ont pas de prénoms : la narratrice reste inconnue, les autres sont désignés par des fonctions ou des initiales. Avant même l'effacement des corps, il y a déjà l'effacement des personnalités car l'homme, par instinct de survie, est prêt à accepter une moitié d'existence. C'est sans doute ce qui fait l'originalité du roman d'Ogawa : cette attention portée à l'aspect humain, anecdotique de l'expérience dictatoriale, au-delà des grandes mesures répressives.

   "Savez-vous que si l’on sectionne ses antennes, un insecte se tient aussitôt tranquille? Effrayé, il reste tapi et finit même par ne plus se nourrir."

 En outre, l'art apparaît peut-être comme le seul instrument possible de résistance. C'est la narratrice qui retranscrit à travers sa prose le miroir de la réalité morcelée de l'île ; c'est l'éditeur qui n'oublie rien des choses disparues. Ainsi, il lui en rappelle régulièrement le souvenir et lorsque les romans disparaissent à leur tour, il invite la romancière à poursuivre son travail, quoiqu'il en coûte. Au prix d'un mot ou deux par jour, péniblement arrachés au labeur quotidien, parfois vidés de leur sens. Au prix de grandes difficultés et d'efforts surhumains. L'exercice de la littérature et de l'art en général - puisqu'on se rappelle que la mère de la narratrice, qui pouvait elle aussi se souvenir, était sculptrice - est ainsi le dernier bastion d'une résistance acharnée face à l'oppression et à l'obscurantisme. 
Voilà sans doute une lecture qui n'aura jamais été aussi nécessairement d'actualité et dont je ressors touchée et conquise !

"Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s’ils avaient été déracinés. Même s’ils ont l’air d’avoir disparu, il en reste des réminiscences quelque part. Comme des petites graines. Si la pluie vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, même si les souvenirs ne sont plus là, il arrive que le cœur en garde quelque chose. Un tremblement, une larme."

 

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Commentaires

Je fais le même constat que toi en 2015, j'ai lu beaucoup plus d'anglo-saxons que d'habitude et je me suis moins évadée vers d'autres littératures.
Je note ce livre d'Ogawa qui me conviendra sans aucun doute mieux qu'Hôtel Iris !

Écrit par : Shelbylee | 12/01/2016

Il est temps de ré-élargir nos horizons littéraires !
Je n'ai pas lu Hôtel Iris. Son dernier titre traduits "Petits oiseaux" m'avait globalement déçue et ennuyeux mais avec "Cristallisation secrète", tu trouveras un très bon roman !

Écrit par : Lili | 16/01/2016

J'ai lu ce livre il y a 2 ans déjà. J'aime beaucoup cette auteur, tu me donnes envie de la relire. :)

Écrit par : Moglug | 12/01/2016

Tous ces titres ne se valent pas, je trouve, pour l'instant. Il faut tomber sur une bonne pioche - et ce titre en est une, assurément !

Écrit par : Lili | 16/01/2016

J'aime cette auteure et ce que tu dis de ce roman-ci mettent terriblement :-)

Écrit par : Yueyin | 12/01/2016

Si tu aimes Ogawa, ce roman devrait te ravir !

Écrit par : Lili | 16/01/2016

J'aime bien Ogawa, et tu me donnes très envie de lire celui-ci ! Je viens justement de terminer "Les lectures des otages", avec lequel je suis restée légèrement sur ma faim...

Écrit par : Miss Léo | 12/01/2016

Je n'ai pas lu ce titre-là, tiens. Je me ferai une idée à partir de ta chronique, si tu en fais une :)

Écrit par : Lili | 16/01/2016

Par souci de ne pas spoiler, tu tais certains ressorts qui vont être tres puissants dans la narration ! Je respecte ton parti pris, alors... J'ai lu ce bouquin il y a plusieurs années déjà, et je le trouve inoubliable au sens strict, c'est une lecture qui m'avait surprise et enchantée (alors que je ne goute ni la science fiction ni le fantastique, mais là il s'agit aussi beaucoup de poésie en fait ) . Un livre fort et original

Écrit par : Mior | 13/01/2016

Tu as raison, ce n'est pas un roman de SF au sens strict ici, plutôt une métaphore filée avec simplicité et pudeur des existences en dictatures.
Je tais effectivement pas mal de choses car je trouve que l'enjeu d'une chronique de blog est de donner envie, pas de tout dévoiler... Mieux vaut que les intéressés découvrent à leur guise ces fameux ressors puissants de la narration :)

Écrit par : Lili | 16/01/2016

J'avais adoré aussi ce roman, et il me reste en mémoire comme mon préféré de Yôko Ogawa. C'est une auteure à l'univers vraiment original, idéal pour se sentir "ailleurs".

Écrit par : Kathel | 13/01/2016

Je suis d'accord avec toi, Kathel ! On est tout de suite transporté dans un autre monde avec Ogawa, qu'il s'agisse de l'univers japonais ou d'un univers fantastique, imaginaire.
"Cristallisation secrète" est indéniablement mon titre préféré à ce jour également :)

Écrit par : Lili | 16/01/2016

J'ai plusieurs Ogawa sur ma PAL, mais je n'ai encore rien lu de lui. Lequel me conseillerais-tu?

Écrit par : Cléanthe | 13/01/2016

D'elle, en l'occurrence : Yôko Ogawa est une femme ;)
Je te conseillerais clairement "Cristallisation secrète", du coup ! Mon préféré parmi les trois que j'ai lus d'elle jusqu'ici.

Écrit par : Lili | 16/01/2016

Tous les avis concordent : ce roman semble être une perle ! Et moi qui ai approché la littérature japonaise cette année (avec un coup de cœur et une perplexité), je le note tout de suite. Plus généralement, ce thème de la perte de mémoire me fait penser que dans notre monde ultra-matérialiste, zappeur et connecté à l'immédiat, on oublie très souvent les petites et grandes choses de notre passé - proche parfois - qui disparaissent en silence dans le brouhaha médiatique. (Bon d'accord : lieu commun, 1 - Ellettres, 0, mais quand même !)

Écrit par : ellettres | 14/01/2016

Non mais, lieu commun : pas tant que ça ! C'est utile parfois d'enfoncer ce genre de portes ouvertes puisque beaucoup oublient qu'elles le sont ! Ne jamais oublier le passé est le meilleur moyen de ne pas le reproduire. Sans doute que ce roman d'Ogawa en est un, de rappel, et bien écrit en plus ! Pourquoi se priver ? ;)

Écrit par : Lili | 16/01/2016

C'est un auteur qui a beaucoup de succès sur les blogs et j'en ai lu un au hasard ( les paupières) que je n'avais pas du tout aimé car c'était fantastique et je trouvais que les nouvelles n'avaient pas de sens. Là, le thème du totalitarisme m'attire davantage et je note. Peut-être que cela me réconciliera peut-être avec cet auteur...

Écrit par : maggie | 16/01/2016

J'avoue que je ne me lancerai pas de si tôt dans des nouvelles car ce n'est pas du tout mon genre de prédilection...
J'espère que ce titre saura te réconcilier avec Yôko Ogawa !

Écrit par : Lili | 16/01/2016

Les deux titres lus (j'en ai abandonné un) ne m'ont pas spécialement convaincue, mais son omniprésence sur la blogosphère fait que je n'ai jamais cessé d'être tentée. Mon prochain titre est tout trouvé !
Et sinon, moi aussi je veux élargir un peu mes horizons (je dis ça tous les ans).

Écrit par : Lilly | 21/01/2016

Je te comprends : le précédent titre que j'ai lu d'elle m'avait plutôt ennuyée. La frontière entre la simplicité, la poésie et la platitude est parfois ténue... Mais je n'ai vraiment pas été déçue avec ce titre-là, j'espère qu'il en sera de même pour toi !

Écrit par : Lili | 22/01/2016

La dernière citation me plaît vraiment beaucoup. J'avais bien aimé "L'annulaire" de cette auteure et je compte en lire d'autres. Il y a un côté étrange, secret, qui me fascine chez elle.

Écrit par : Topinambulle | 21/01/2016

Je suis d'accord avec toi, Topi, pour ce côté étrange et secret qui, dans "Cristallisation secrète", devient hypnotique et touchant.
Je note "L'annuaire" pour poursuivre avec Yôko Ogawa !

Écrit par : Lili | 22/01/2016

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