20/10/2018
Au loin d'Hernan Diaz
L'horizon était la corde qui les pendrait tôt ou tard.
Pour Hakan et Linus, comme pour pas mal d'émigrés des quatre coins du globe, Les Etats-Unis devaient être l'Eldorado. Mais les deux frères se perdent de vue à Portsmouth et Hakan, qui ne parle pas un mot d'anglais, se retrouve sur un bateau à destination de San Francisco au lieu de New York. A partir de là, le livre entier est son odyssée pour regagner l'est du pays et son frère aîné. Tout comme Ulysse, mais en moins heureux (du Bellay riprizent), Hakan croise tout ce que les grands espaces font de plus terrible, de plus déjanté ou de plus ambitieux : cette famille irlandaise habitée par la soif de l'or ; une maquerelle aux dents pourries et aux us étranges ; Lorimer, le naturaliste passionné qui cherche l'origine de la vie comme d'autres le bon filon ; une rangée de colons qui n'en finit pas de se laisser escroquer, la redoutable armée des Frères et, évidemment, en sus de toutes ces rencontres, qui ne sont finalement pas grand chose au regard de l'immensité que parcourt Hakan durant des dizaines d'années, la Nature impitoyable. Les hivers et les déserts ne pardonnent pas. Hakan a beau gagner en compétences - il sait bientôt coudre d'épais manteaux, creuser des tranchées ou soigner efficacement les blessures, il se dépouille aussi, irrémédiablement, de sa naïveté, de ses espoirs et de ses certitudes. Plus il avance, et plus il est nu.
Connaître la nature, disait souvent Lorimer, cela signifie apprendre à être. Et pour cela, il nous faut écouter le perpétuel sermon des choses. Notre plus haute mission consiste à forger les mots qui nous permettront de mieux participer à l'extase de l'existence.
Voilà typiquement de ces livres de la rentrée littéraire fort peu médiatisés - à tort*. Heureusement que Sylire l'a proposé aux matchs de la rentrée littéraire (merci à toi !), sans quoi, comme pas mal de monde, je serais totalement passée à côté. Pourtant, le propos vend du rêve et offre un roman d'apprentissage à la dure (de chez dure), les deux pieds dans les affres profonds de l'isolement et du danger comme seul le wild sait en procurer. Il y a de quoi, je vous le dis, se délecter d'espace, de personnalités originales et d'une certaine forme d'aventure - souvent intérieure. Il faut être clair, malgré les rencontres qui égrènent le périple d'Hakan, le rythme du récit pourra parfois sembler lent à certains lecteurs. Amateurs de page-turner, mieux vaut passer votre chemin. Pour ma part, j'ai trouvé que ces oscillations de l'autre à soi, ponctuées de paysages en prose et de scènes quotidiennes étaient exactement choisies. Faire plus ou moins aurait écroulé l'équilibre du récit qui apparaît, ici, parfait dans sa fragilité.
Se mouvoir à travers le désert palpitant de chaleur, c'était comme sombrer dans la transe qui précède immédiatement le sommeil, quand la conscience mobilise ses ultimes forces pour tendre vers sa propre dissolution. Le seul son perceptible alentour - le piétinement des sabots sur la mince pellicule de roches pulvérisées par le cycle des saisons, d'os broyés par la brutalité des éléments, de cendres éparpillées comme un murmure sur les plaines - ne tarda pas à faire partie intégrante du silence. Souvent, Hakan se raclait la gorge pour vérifier qu'il n'était pas devenu sourd. Au-dessus de l'écorce grêle du désert, les cieux malveillants et le soleil, minuscule, à peine un point, dense et aveuglant.
Hernan Diaz annonce la couleur dès la première ligne où tout n'est que blancheur. Ici, les protagonistes qui taquinent le devant de la scène sont le silence et l'immensité. Quelle que soit la direction qu'indique la boussole de notre héros solitaire, c'est l'infini qui le submerge. Autant dire que pour soutenir un tel projet, il fallait habilement conjuguer les talents du conteur et du poète. Le premier pour donner son souffle et son ampleur au texte, cette force de conduire sur plus de trois cents pages un voyage qui n'en finit pas ; le second pour semer entre les phrases des perles de feuilles, de pluie et de soleil qui ne seraient ni ennui ni échos de pages mille fois lues. Hernan Diaz n'a décidément pas choisi la facilité pour un premier roman. Nous voilà donc embarqués le plus loin possible, c'est-à-dire en nous-mêmes (tu le sens, le gouffre intérieur ?) pour soulever la question de l'identité. Sommes-nous le pays d'où le vient, le pays où l'on va, celui que l'on sillonne, dans lequel on s'enfonce ; sommes-nous la somme de nos rencontres, de nos errances solitaires, de nos joies imparfaites ou le projet vers lequel on tend et que l'on atteint jamais vraiment ? Sommes-nous tout cela ou un mystère perpétuellement renouvelé ? Tout comme Hernan Diaz, je n'y répondrai pas - le peut-on seulement ? A vous de lire ce roman pour engager votre propre odyssée.
Le trou, une étoile brisée sur la glace, était la seule interruption sur la plaine blanche qui se fondait dans le ciel blanc. Il n'y avait pas un souffle de vent, pas un souffle de vie, pas le moindre son.
* On me glisse dans l'oreillette qu'en fait si, ce bouquin est assez médiatisé, notamment sur les blogs. Mea culpa ! On a maintenant la preuve que je ne suis décidément pas à la pointe de l'actualité...
10:13 Publié dans Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : au loin, hernan diaz, delcourt, rentrée littéraire, mrl2018, rakuten, etats-unis, usa, émigration, suède, hakan, odyssée, voyage, quête, solitude, nature, nature writing, mrl18, 2018
Commentaires
Tous les billets sur ce roman me ravissent, tellement je l'ai aimé !
Écrit par : Kathel | 20/10/2018
Et moi donc !
Je file lire ton billet que j'avais loupé, du coup.
Écrit par : Lili | 21/10/2018
Pas mal vu sur les blogs... et toujours des avis enthousiastes. Je l'ai donc noté, faut que j'essaie de le trouver.
Écrit par : nathalie | 20/10/2018
Visiblement, je ne visite plus du tout assez de blogs car je l'ai très peu vu pour ma part.
J'espère que tu pourras le dénicher en biblio car il vaut le coup.
Écrit par : Lili | 21/10/2018
Effectivement, il ne fait pas partie des romans médiatisés mais il a l'air de plaire ! J'ai vu plusieurs billets positifs !
Écrit par : maggie | 20/10/2018
Franchement, pour un premier roman et dans son genre (c'est sûr qu'il ne faut pas y être réfractaire ou indifférent sinon ça va coincer), il est vraiment bon.
Écrit par : Lili | 21/10/2018
Mais si, on le voit sur les blogs! L'auteur était aussi au festival america, et de plus ma bibli l'a acquis (le livre)
Écrit par : keisha | 21/10/2018
Ah mais vraiment, c'est moi qui vis en dehors de l'actualité bloguesque alors ! Autant pour moi. Tant mieux alors ! Ce livre le mérite bien. J'espère t'avoir donné envie de le louer à la bibliothèque ;)
Écrit par : Lili | 21/10/2018
je le trouve effectivement assez présent sur la blogo. Depuis le début, je me dis que ce bouquin est pour moi ! Qu'attend-on pour me l'offrir?^^
Écrit par : Violette | 21/10/2018
Tu sais ce qu'on dit : on n'est jamais mieux servi que par soi-même :D
Écrit par : Lili | 21/10/2018
Ce récit semble atemporel, une sorte de parcours initiatique. Les extraits sont prometteurs ! Une perle de la rentrée de la littéraire, donc. Merci Lili (et Sylire donc) d'en parler car moi non plus je ne l'avais pas encore repéré (pas très branchée non plus ??)
Écrit par : ellettres | 23/10/2018
Moi, je trouve que ça a du bon, de ne pas être trop branché(e) !
Il y a effectivement quelque chose d'intemporel dans l'aspect initiatique du récit et les réflexions sous-jacentes - et, en même temps, c'est très ancré temporellement. Hernan Diaz a trouvé une jolie manière de réunir ces deux opposés !
Écrit par : Lili | 28/10/2018
Je trouve que les blogs contribuent à parler de lui malgré tout et tant mieux. J'ai très envie de le découvrir à mon tour.
Écrit par : Moka | 24/10/2018
Oui, c'est le côté vraiment positif des blogs ! Je suis ravie que tu aies cette envie à ton tour !
Écrit par : Lili | 28/10/2018
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