24/09/2019
My Absolute Darling de Gabriel Tallent
On a tellement entendu parler de ce bouquin qu'au final on sait déjà tous plus ou moins de quoi il retourne : Une fille de quatorze ans, Julia dite Turtle ou Croquette, vit dans une réclusion sociale quasi totale, exceptions faites de ces journées passées au collège où elle ne parle à personne et déteste tout le monde et de cette relation ô combien malsaine avec un père intelligent, torturé et complètement givré. Son quotidien, en dehors de l'école, est fait, en vrac, de parties de cartes avec son grand-père alcoolique, de défis divers et violents où les armes tiennent une place prépondérante et de longues balades dans la nature, seule, où la végétation californienne en met plein les yeux au lecteur. C'est pas loin de ressembler à un trip survivaliste - parce que, mine de rien, Turtle est une championne de la vie en forêt pieds nus - mais un trip survivaliste qui aurait mal tourné point de vue équilibre mental des protagonistes. Sauf que Turtle commence à avoir l'âge de se rendre compte qu'un truc cloche. Elle voue toujours une admiration et un amour sans mesure à ce père despotique et pervers qui bat le froid et le chaud avec elle, mais elle sait, elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Dans un de ces moments de conflits intérieurs sourds et diffus, elle part marcher et ne s'arrête plus, jusqu'à rencontrer deux autres ados perdus en randonnée. Elle comprend que ce n'est pas une bonne idée de les aider et pourtant, c'est ce qu'elle choisit de faire.
Turtle veut y aller, elle aussi, s'élancer. Elle veut couvrir du terrain. Partir, fuir dans les bois reviendrait à ouvrir le barillet de sa vie, à le faire tourner et à le refermer. Elle a promis à Martin, promis, et promis et promis encore. Il ne peut pas risquer de la perdre et, pense Turtle, ça n'arrivera pas. Elle ne sais pas tout au sujet de ces bois mais elle en sait suffisamment. Elle se tient enveloppée dans ce terrain ouvert, le regard plongé dans la forêt, et elle pense, Et merde, et merde.
Arrivée à ce stade-là du roman, c'est-à-dire au tiers environ, je faisais encore la maline. Je trouvais, somme toute, que ce n'était pas si décapant que ce que j'avais pu imaginer en lisant bien des chroniques ici ou là. Le propos est évidemment terrible - je vois mal comment on pourrait dire autre chose de la maltraitance infantile en générale et de l'inceste en particulier - mais je m'attendais à pire, voilà tout. C'est un peu le lot d'arriver après la bataille d'un roman à gros succès dans la presse et sur les blogs : on a beaucoup lu à son sujet et donc on nourrit certaines attentes. Je n'en étais pas désappointée pour autant mais disons que je suis restée longtemps dans l'expectative, ayant l'impression que le couperet n'était pas encore tombé - et j'avais raison. Je me rappelais même certains avis tièdes voire déçus et j'en comprenais certains éléments : les personnages ne sont clairement pas aimables, par exemple, même/surtout Turtle - ce qui, me concernant, n'est dérangeant en aucune façon. Je n'éprouve aucun besoin de m'attacher aux personnages pour apprécier un texte si le style est de qualité et l'histoire intelligente. D'autant que, pour le coup, je trouve les personnages principaux, ce duo père/fille malsain, extrêmement convaincants, profonds et ambivalents à souhait.
Et elle pense, Tu es dur avec moi mais tu es bon envers moi, et j'ai besoin de cette dureté. J'ai besoin que t sois dur avec moi parce que je ne vaux rien pour moi-même, et tu me pousses à faire ce que je veux mais que je n'arrive pas à faire seule ; et pourtant, pourtant... parfois tu n'es pas prudent. Il y a quelque chose en toi, quelque chose de pas prudent, de presque... Je ne sais pas, je ne suis pas sûre, mais c'est là en toi et je le sais.
*
Turtle sort de Slaughterhouse Gulch et débouche dans une forêt de pins muricata et de myrtilliers, elle les identifie dans l'obscurité par l'aspect lustré de leurs feuilles et le désordre cassant de leur ramure, l'aube est encore à des heures de là. Elle émerge parfois du sous-bois dans des espaces à découvert éclairés par la lune et envahis de rhododendrons aux fleurs roses, fantomatiques dans la nuit, leur feuillage pareil à du cuir, préhistorique. Turtle conserve en elle ne part secrète et dissimulée de son être, à laquelle elle ne prête qu'une attention diffuse et dénuée de jugement, et quand Martin s'aventure dans cette part d'elle-même, elle joue au chat et à la souris, elle se replie sur elle-même presque sans un mot, sans se préoccuper des conséquences ; son esprit ne peut être pris par la force, Turtle est une personne tout comme lui. Et il existe des instants silencieux et solitaires où cette part d'elle-même semble s'épanouir comme une fleur nocturne, elle boit la fraîcheur de l'air et elle aime ce moment [...].
N'empêche que malgré cette première appréciation positive, effectivement, j'étais encore loin d'avoir pris toute la mesure du texte. Cette randonnée ratée qui permet la rencontre entre Turtle, Jacob et Brett n'est que le point de départ de nombreux méandres qui vont conduire notre héroïne vers l'émancipation - dans la douleur - et vers la liberté. A mesure que je tournais les pages, j'étais de plus en plus ferrée et hypnotisée par la langue alternativement poétique voire lyrique - certains passages de ce texte devraient à l'avenir figurer dans les guides touristiques du nord de la Californie tant cette nature sauvage apparaît grandiose chez Gabriel Tallent - et crue, sèche voire vulgaire dans la plupart des dialogues - mot de vocabulaire numéro 1 des Alveston : Putain. Vous êtes prévenus. Cependant, rien n'est gratuit, rien n'est vain, et surtout pas certains passages répétitifs - les matins routiniers de la fille et du père avant le collège ou l'entretien minutieux des armes de Turtle par exemple.
Elle trouve le bonheur juste à la lisière de l'insoutenable. Elle sait que cela ne durera pas et elle pense, N'oublie jamais, Turtle [...].
La progression narrative est, elle-même, une mécanique impeccablement huilée qui tend vers une acmé tragique et symbolique, tant on sait comment tout cela doit finir, à laquelle l'auteur donne des allures d'apothéose hollywoodienne (peut-être ce que j'ai le moins aimé d'ailleurs, si je devais trouver quelque chose). On est clairement dans un roman américain par cette importance tantôt étouffante tantôt salvatrice de la nature et des armes, par ce processus d'individuation si cruciale de Turtle et par la tension narrative qui rappelle clairement un scénario de bon blockbuster (d'ailleurs, je ne sais pas ce que vous en pensez mais je le vois bien adapté au cinéma dans pas très longtemps, ce bouquin, non ?). Le mélange de tout ça, loin de faire une soupe indigeste, donne un roman haletant, saisissant, terriblement cinglant. Rappelons d'ailleurs que c'est un premier roman. Cette précision, à elle seule, est ébouriffante au vu du résultat littéraire. Inutile de vous dire que je vais suivre de près l'évolution littéraire de ce Gabriel Tallent : il promet.
Deuxième lecture pour le mois américain chez Titine
Journée consacrée à un premier roman
07:33 Publié dans Challenge, Coups de coeur, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : my absolute darling, gallmeister, gabriel tallent, coup de coeur, coup de poing, usa, littérature américaine, premier roman, californie, turtle, inceste, liberté, tragédie
06/05/2019
Les femmes de Heart Spring Mountain de Robin MacArthur
"Combien d'années on peut tenir sans joie, avant que tout ce bordel se casse la figure ?" demandait Bonnie des années plus tôt [...].
Lorsqu'Irene s'abat sur le Vermont le 28 août 2011, Bonnie se fait un shoot d'héroïne et part déambuler dans les rues de sa ville ravagée par l'ouragan. Elle est en plein trip, s'avance vers les eaux en crue de la Silver Creek et disparaît. Sa fille Vale, à plusieurs kilomètres de là depuis huit ans pour mettre à distance cette relation douloureuse à la mère, prend immédiatement le chemin de Heart Spring Mountain, le fief familial, cette montagne où naît la Silver Creek et où ses ancêtres se sont installés depuis des générations. S'y retrouvent à présent trois existences de femmes pleines de failles et d'étincelles : Hazel, la grande tante antédiluvienne qui commence doucement à perdre la tête et à mélanger les époques ; Deb, la tante par alliance qui a autant aimé ce coin de montagne que Stephen, le fils d'Hazel ; et Vale, en plein tourment. A travers elles, et à travers chaque parcelle de cette nature puissante, résonne aussi la voix de Lena, la grand-mère de Vale, la tante de Stephen et la sœur d'Hazel, morte en couches peu après la naissance de Bonnie. En recherchant sa mère, Vale part en même temps à la recherche d'elle-même, de ses racines longtemps mises à l'écart et qui sont pourtant, souvent, le remède pour aller de l'avant.
C'est le leitmotiv de la souffrance qui les réunit. Et pourtant, Vale : Deb voit des lueurs d'espoir dans sa présence. Vale qui éclaircit les mystères du passé, qui détricote une histoire révisionniste où l'amour existait là aussi.
Franchement, je n'avais formulé aucune attente à propos de ce roman malgré -ou peut-être à cause - de son matraquage sur les réseaux sociaux. C'aurait même eu tendance à me refroidir - mais voilà qu'il m'a appelée un beau jour tandis que je passais dans une librairie et je n'ai pas tergiversé. Ça m'arrive extrêmement rarement de céder ainsi à l'appel d'un grand format et encore plus rarement de l'entamer immédiatement dans la foulée, ça méritait donc d'être souligné. Et j'ai furieusement bien fait.
Objectivement, ces existences de femmes n'ont rien de follement extraordinaires : elles se débattent, chacune, avec un passé tortueux, des doutes présents et un avenir incertain, des sentiments souvent mêlés et ce feu intérieur qui réchauffe autant qu'il brûle. Autour d'elles gravitent nombres d'hommes aux mêmes mille facettes compliquées mais toujours bienveillants. Robin MacArthur crée ici des personnages banals c'est-à-dire vibrants, des monsieur-et madame-tout-le-monde qui ont cette force et cette épaisseur furieuse de vivre quoiqu'il en coûte. Et c'est là que le pari de ce premier roman réussit : on est complètement embarqué dans ces voix et ces époques qui se croisent pour remettre en ordre le puzzle familial parce qu'elles sonnent vraies et sont très attachantes - à défaut d'être extrêmement fouillées ou étonnamment originales.
Il y a d'autres empreintes, qu'elle n'identifie pas. De martre ? De renard ? Celles d'animaux qui s'éveillent avec le jour et viennent s'abreuver. Dans ce proche avenir apocalyptique, se dit-elle, je serai comme eux : regard aux aguets, oreilles dressées, tournant la tête en tous sens. Réfugiée près de ces marécages fertiles ; réapprenant toutes ces choses oubliées.
Le récit se lit d'un souffle, aimantés que nous sommes à ces personnages amis et ce n'est pas sans regret que je les ai quittés, un peu plus apaisés sans doute ou du moins sur le chemin de l'être. C'est ce qui me console d'avoir tourné la dernière page, sans vraiment leur avoir dit au revoir car ils m'accompagnent encore un peu en rédigeant cette chronique. Je pourrais aussi souligner, pour être tout à fait franche, qu'il m'a semblé sentir dans le style de Robin MacArthur la jeunesse de son entreprise romanesque. Certains tics d'écriture sont presque palpables tant ils se retrouvent souvent (les phrases nominales, les subordonnées relatives, l'usage des deux points...). Mais enfin, il faut que jeunesse se fasse et je crois que, de plus en plus, j'apprécie lire que la verve romanesque, cette capacité à donner vie à des êtres et des existences de mots et de papier, est décidément aussi vivace. Tant qu'il y aura de la fiction, il y aura de l'espoir.
"Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir", récite la jeune femme, les larmes aux yeux. Puis elle s'adresse à eux : "Et vous, mes salauds, quelle sera votre mission ?"
Par ici, les billets de Marie-Claude et d'Electra que j'ai découverts après avoir commencé la lecture du roman et qui sont en parfaite résonance avec mon sentiment.
07:39 Publié dans Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : les femmes de heart spring mountain, robin macarthur, albin michel, roman américain, usa, états-unis, voix, destins, passé, famille, racines, amour, filiation, réconciliation, vermont, ouragan, mère, fille, premier roman
20/10/2018
Au loin d'Hernan Diaz
L'horizon était la corde qui les pendrait tôt ou tard.
Pour Hakan et Linus, comme pour pas mal d'émigrés des quatre coins du globe, Les Etats-Unis devaient être l'Eldorado. Mais les deux frères se perdent de vue à Portsmouth et Hakan, qui ne parle pas un mot d'anglais, se retrouve sur un bateau à destination de San Francisco au lieu de New York. A partir de là, le livre entier est son odyssée pour regagner l'est du pays et son frère aîné. Tout comme Ulysse, mais en moins heureux (du Bellay riprizent), Hakan croise tout ce que les grands espaces font de plus terrible, de plus déjanté ou de plus ambitieux : cette famille irlandaise habitée par la soif de l'or ; une maquerelle aux dents pourries et aux us étranges ; Lorimer, le naturaliste passionné qui cherche l'origine de la vie comme d'autres le bon filon ; une rangée de colons qui n'en finit pas de se laisser escroquer, la redoutable armée des Frères et, évidemment, en sus de toutes ces rencontres, qui ne sont finalement pas grand chose au regard de l'immensité que parcourt Hakan durant des dizaines d'années, la Nature impitoyable. Les hivers et les déserts ne pardonnent pas. Hakan a beau gagner en compétences - il sait bientôt coudre d'épais manteaux, creuser des tranchées ou soigner efficacement les blessures, il se dépouille aussi, irrémédiablement, de sa naïveté, de ses espoirs et de ses certitudes. Plus il avance, et plus il est nu.
Connaître la nature, disait souvent Lorimer, cela signifie apprendre à être. Et pour cela, il nous faut écouter le perpétuel sermon des choses. Notre plus haute mission consiste à forger les mots qui nous permettront de mieux participer à l'extase de l'existence.
Voilà typiquement de ces livres de la rentrée littéraire fort peu médiatisés - à tort*. Heureusement que Sylire l'a proposé aux matchs de la rentrée littéraire (merci à toi !), sans quoi, comme pas mal de monde, je serais totalement passée à côté. Pourtant, le propos vend du rêve et offre un roman d'apprentissage à la dure (de chez dure), les deux pieds dans les affres profonds de l'isolement et du danger comme seul le wild sait en procurer. Il y a de quoi, je vous le dis, se délecter d'espace, de personnalités originales et d'une certaine forme d'aventure - souvent intérieure. Il faut être clair, malgré les rencontres qui égrènent le périple d'Hakan, le rythme du récit pourra parfois sembler lent à certains lecteurs. Amateurs de page-turner, mieux vaut passer votre chemin. Pour ma part, j'ai trouvé que ces oscillations de l'autre à soi, ponctuées de paysages en prose et de scènes quotidiennes étaient exactement choisies. Faire plus ou moins aurait écroulé l'équilibre du récit qui apparaît, ici, parfait dans sa fragilité.
Se mouvoir à travers le désert palpitant de chaleur, c'était comme sombrer dans la transe qui précède immédiatement le sommeil, quand la conscience mobilise ses ultimes forces pour tendre vers sa propre dissolution. Le seul son perceptible alentour - le piétinement des sabots sur la mince pellicule de roches pulvérisées par le cycle des saisons, d'os broyés par la brutalité des éléments, de cendres éparpillées comme un murmure sur les plaines - ne tarda pas à faire partie intégrante du silence. Souvent, Hakan se raclait la gorge pour vérifier qu'il n'était pas devenu sourd. Au-dessus de l'écorce grêle du désert, les cieux malveillants et le soleil, minuscule, à peine un point, dense et aveuglant.
Hernan Diaz annonce la couleur dès la première ligne où tout n'est que blancheur. Ici, les protagonistes qui taquinent le devant de la scène sont le silence et l'immensité. Quelle que soit la direction qu'indique la boussole de notre héros solitaire, c'est l'infini qui le submerge. Autant dire que pour soutenir un tel projet, il fallait habilement conjuguer les talents du conteur et du poète. Le premier pour donner son souffle et son ampleur au texte, cette force de conduire sur plus de trois cents pages un voyage qui n'en finit pas ; le second pour semer entre les phrases des perles de feuilles, de pluie et de soleil qui ne seraient ni ennui ni échos de pages mille fois lues. Hernan Diaz n'a décidément pas choisi la facilité pour un premier roman. Nous voilà donc embarqués le plus loin possible, c'est-à-dire en nous-mêmes (tu le sens, le gouffre intérieur ?) pour soulever la question de l'identité. Sommes-nous le pays d'où le vient, le pays où l'on va, celui que l'on sillonne, dans lequel on s'enfonce ; sommes-nous la somme de nos rencontres, de nos errances solitaires, de nos joies imparfaites ou le projet vers lequel on tend et que l'on atteint jamais vraiment ? Sommes-nous tout cela ou un mystère perpétuellement renouvelé ? Tout comme Hernan Diaz, je n'y répondrai pas - le peut-on seulement ? A vous de lire ce roman pour engager votre propre odyssée.
Le trou, une étoile brisée sur la glace, était la seule interruption sur la plaine blanche qui se fondait dans le ciel blanc. Il n'y avait pas un souffle de vent, pas un souffle de vie, pas le moindre son.
* On me glisse dans l'oreillette qu'en fait si, ce bouquin est assez médiatisé, notamment sur les blogs. Mea culpa ! On a maintenant la preuve que je ne suis décidément pas à la pointe de l'actualité...
10:13 Publié dans Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : au loin, hernan diaz, delcourt, rentrée littéraire, mrl2018, rakuten, etats-unis, usa, émigration, suède, hakan, odyssée, voyage, quête, solitude, nature, nature writing, mrl18, 2018