07/11/2011
Les paysages en lumière : Philippe Jaccottet
Puisque mon roman en cours s'éternise, aujourd'hui, ce sera poésie.
"La blason de l'hiver est de sable, d'argent et de sinople ; d'hermine le jour, s'il neige, et la nuit de contre-hermine."
J'ai entendu des avis très contrastés sur Philippe Jaccottet. Pour les uns, c'est un poète de l'éclatante simplicité à la langue brillante et familière, pour d'autres un poète à la naïveté un peu niaise qui s'extasie devant des cailloux.
Moi, je me rallie sans honte à la première catégorie - et oui, j'ai un faible pour les illuminés du caillou - et considère que Jaccottet n'a rien à envier aux orientaux. Après tout, la contemplation poétique de la nature n'est pas réservée au haïku et à la picole taoïste.
Né à Moudon (Suisse) en 1925, il s'installe avec sa femme dans la Drôme en 1953 après un bref passage parisien. Poète depuis ses années adolescentes - déjà publié dans des périodiques dès 1943 - et traducteur d'auteurs allemands tels que Musil, Rilke ou Hölderlin, c'est dans le village de Grignan que va se développer son émerveillement de la nature et son goût de la dire.
Il s'agit d'un regard, d'une flamme, d'une humilité. Le poète transmet mais ne possède pas.
Je goûte dans ses écrits à une poétique du mouvement vital : l'alternance de la respiration, la musicalité des feuilles et du vent, la lumière atténuée des fins de jours. Tout ce lyrisme cependant n'est pas en dehors de la réalité et, bien souvent, il est également question de vieillesse, de la mort, de la finitude de l'être. Tout cela, au fond, est lié.
*
Petites mises en bouches
Soir
"De nouveau ce moment où l'heure est parfaitement immobile, où le ciel semble plus haut, quand la lumière est une huile qui dore la terre bientôt plus sombre. Ses verdures en cette saison s'effacent par endroits, laissant la place aux rectangles des blés et des lavandes. Je retrouve ce jaune dont je n'ai pu saisir le sens, sinon qu'il est lié à la chaleur, au soleil. Ces champs me font penser aux corbeilles d'osier où l'on couche avec précaution les fleurs, à ces cageots où sont serrés les poissons, à des bassins grouillant d'un frai doré. Mais ce sont des champs couchés sous le fe qui les travaille et les soulève, cuisant lentement dans le four céleste ; tandis que tout à côté, comme voisinent au marché des corbeilles d'espèces variées, les lavandes se fondent en eau crépusculaire, en sommeil, en nuit. Soleil, sommeil. Ce qui flambe, rayonne, et ce qui recueille. Tâches utiles du jour, parfums envolés de la nuit. Ainsi chaque parcelle de l'étendue (au pied d'un bourg de cristal rose presque emporté, dirait-on, par l'ascension de l'air) flatte en nous d'autres souvenirs, d'autres rêveries, mais toutes s'accordent, elles aussi suspendues à la profondeur, de plus en pls limpide, du soir d'été : l'une loue la chaleur qu'elle semble avoir serré dans ses tiroirs comme autant de pièces d'or, l'autre rappelle à voix basse l'obscurité qu'elle retient dans ses fontaines. [...]"
Dans Paysages aux figures absentes
"Oui, oui, c'est vrai, j'ai vu la mort au travail
et, sans aller chercher la mort, le temps aussi,
tout près de moi, sur moi, j'en donne acte à mes deux yeux,
adjugé! Sur la douleur, on en aurait trop long à dire.
Mais quelque chose n'est pas entamé par ce couteau
ou se referme après son coup comme l'eau derrière la bargue."Dans A la lumière d'hiver
*
(Et je viens de trouver sur le net une citation en pied de nez aux docteurs commentateurs de son oeuvre qui m'a bien fait rire et qui explique parfaitement bien (si cela était besoin) pourquoi mes études de Lettres se sont arrêtées au master (non parce que c'est vrai que, des fois, on se branle vraiment pour rien dans ces hautes sphères) :
"En souriant, il explique que certains commentateurs mettent dans ses poèmes ce qu’ils veulent y voir. Comme cette femme, qui expliquait dans sa thèse que le titre Blason en vert et blanc renvoyait à l’allemand «blasen», souffler. «Je lui ai dit: “Ma pauvre, si j’écris blason, je pense blason…”»"
aha)
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09:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : poésie, jaccottet, lumière, nature, émerveillement
02/11/2011
La consolation des grands espaces de Gretel Ehrlich
Quand j'ai appris l'existence de ce livre, le titre m'a emballée. Il exprime a lui seul ce qu'il peut y avoir de simple, de décapant et de profond dans un territoire ancestral. Je l'avais donc noté consciencieusement sur ma LAL. Mais bien sûr, comme tout livre qui doit être lu, il s'est chargé de se présenter à moi sans attendre le long processus d'écrémage des listes et m'ait tombé dessus à Gibert alors que je ne le cherchais pas. Comment refuser une si charmante rencontre ?
La Consolation des grands espaces de Gretel Ehrlich, 10/18, 2006, 172p.
Tandis qu'elle ne partait dans le Wyoming que pour quelques mois à l'occasion d'un tournage, l'auteur y reste suite à un deuil sans trop savoir pourquoi, en sachant simplement que c'est la chose à faire. Durant les premières années de cet exil volontaire (de 1979 à 1984), elle va recueillir des notes et composer a posteriori une ode à ce territoire aride et majestueux, tant fantasmé à travers les cow boy Malboro mais si méconnu de tous.
Elle y croque le quotidien des ranch auquel elle participe, la menée des troupeaux dans les plaines, l'existence solitaire des bergers et des cow boy, elle observe avec intérêt les cérémonies améridiennes et les concours de rodéo. A travers sa plume poétique, il n'est pas question d'idéalisation ou de glose spirituelle ethérée. Tout prend racine dans les actions du jour, dans l'aprêté de cette immensité sauvage et toute puissante. Dans le Wyoming, les hivers sont terriblement rudes, la sécheresse guette, des bêtes meurent, la solitude est omniprésente et la relation entre l'homme et l'animal est une des clés de l'équilibre.
Il y a quelque chose de profondément juste dans cette vie-là. Quelque chose de l'ordre de l'essentiel, du bouleversant. J'ai repensé en le lisant à ce roman de Lydia Millet chroniqué il y a peu où il était question d'une perte d'ancrage dans nos existences contemporaines. Ici, c'est exactement le contraire. Chaque mot, chaque mouvement est enraciné et fait sens. Rien n'est fait au hasard ou par caprice ; cela pourrait coûter la vie. Le présent est relié à tout ce qui l'a précédé, l'être aux espaces, aux animaux et aux hommes qui l'entourent. Cela pourrait paraître contraignant pourtant, il s'en dégage un souffle de vie où chaque chose est vécue avec une intensité magistrale.
La Consolation des grands espaces est l'ouvrage d'un accomplissement, de la complétude ; de la sérénité vécue dans le respect d'un tout qui nous dépasse.
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Extraits :
"Parce que ces hommes travaillent avec des animaux, pas des machines ni des numéros, parce qu'ils vivent en plein air dans des paysages d'une beauté torentielle, parce qu'ils sont assignés à un lieu et un quotidien embellis par d'impressionnants impondérables, parce que des veaux naissent et meurent dans leurs mains, parce qu'ils vont dans la montagne comme des pélerins pour connaître le secret des wapitis, leur force est aussi de la douceur, leur dureté, une rare délicatesse."
"Le mutisme de l'animal a les qualités purifiantes de l'espace : nous délaissons nos séduisantes spéculations intellectuelles par lesquelles nous mesurons l'ampleur de nos misères pour réagir dans des situations d'urgence. L'animal nous rattache au présent ; à ce que nous sommes à cet instant précis, pas à notre passé ni à ce que nous valons aux yeux de notre banquier. Ce qui apparait clairement à l'animal, ce ne sont pas les foiritures qui étoffent notre curriculum vitae affectif, mais ce qui en nous est le fleuve et le lit : agressivité, peur, insécurité, bonheur ou sérénité. Parce qu'ils ont la capacité de déchiffrer nos tics et odeurs, nous leur sommes transparents et, ainsi exposés, nous sommes enfin nous-mêmes."
"Parce qu'elle nous met en contact permanent avec le sang, les larmes et le sperme, qu'elle nous soumet de sévères coups de blizzard, au froid, à la sécheresse, la chaleur et le vent, la vie dans un ranch a quelque chose de religieux. C'est une existence rude mais les fils narratifs de la naissance, de la mort, des servitudes et des saisons, nous tiraillent sans cesse jusqu'à ce que nous nous retrouvions inextricablement noués dans le tissu de la vie.
Le mode de vie américain exerce à tant d'égards une influence corruptrice sur notre besoin d'harmonie sociale. Notre culture a perdu sa mémoire. Parmi les usages et traditions que nous ont légués nos grands-parents, il n'est pratiquement rien qui puisse nous enseigner à vivre dans le monde actuel, nous apprendre qui nous sommes et ce que l'on exigera de nous comme membre de la société. L'aliénation douloureuse, que certains d'entre nous ont connue à vingt ans, a fait place à un frileux vague à l'âme. Les conditions toujours changeantes de nos vies ne se ressourcent plus à la même origine. Désormais, tous nos sens sont en éveil - car ce sont nos seuls points de repères -, nous enchaînons les expériences jusqu'à la nausée.
Dans un ranch, petites cérémonies et rituels privés, informels, se multiplient. Au printemps, nous chevauchons dans les pâturages. En août, nous cueillons des merises. En automne, nous dépouillons un cerf - et dans l'observance de sa loi, nous éprouvons une joie muette entre deux moments de dur labeur. Les rites les plus simples vont dans le sens de la vie. Par leur truchement, nous retrempons notre épineuse solitude dans le cours impétueux, irréductible de la vie."
Le billet de Choco
09:00 Publié dans Nature Writing/Récit de voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wyoming, cow boy, animaux, nature, espace, ancrage