28/03/2018
Fort comme la mort de Guy de Maupassant
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; car l'amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel. les grandes eaux ne peuvent éteindre l'amour, et les fleuves ne le submergeraient pas.
Le Cantique des Cantiques
Si Fort comme la mort nous donne à voir un artiste, il ne s'agit pas d'un artiste maudit. Olivier Bertin a joliment réussi. Il est à l'abri du besoin, très en vogue et occupe les salons - dans tous les sens du terme - de ce monde bourgeois et mondain fin XIXème comme s'il y avait toujours vécu. Sa réputation de portraitiste hors pair le conduit douze ans plus tôt à immortaliser la délicieuse Anne de Guilleroy, dont le charme n'a d'égal que son idée de la perfection. Le deuil qu'elle revêt alors le frappe, la marque d'une aura de pureté, de rigueur, de dignité qui n'est pas sans rappeler la passante baudelairienne. Au fil des ans, la passion a fait place au calme de la sécurité d'un amour qui ne réclame plus de se prouver chaque jour. Olivier Bertin et Anne de Guilleroy s'aiment toujours douze ans plus tard, ce qui est assez rare pour être noté dans cette société superficielle, mais ils s'aiment autrement. Cette sérénité, qui a quelque chose de la platitude des habitudes, suit l'évolution de l'âge pour ces deux êtres mûrs, encore superbes, mais se sentant vieillir irrémédiablement.
Lorqu'Olivier peint Anne pour la première fois, la petite Annette, sa fille, n'est qu'une enfant. C'est le temps des jeux, d'une complicité innocente et amusante. Annette et Olivier se tutoient, en toute familiarité. Après des années d'absence, Annette réapparaît. Elle est métamorphosée : elle a maintenant dix-huit ans. Sa fraîcheur, ses cheveux, sa voix. Tout en fait le portrait exact de sa mère douze ans plus tôt, croquée par Bertin. Ce dernier se pense aguerri et ne se méfie pas. Anne, plus lucide, est éclaboussée pour l'évidence : elle décline quand sa fille s'épanouit. C'est ainsi la lente glissade des êtres qui se débattent avec le temps. L'une s'accroche à l'amour, l'autre s'accroche à son image. Dans ces affres que nul ne saurait contrôler, la jalousie, l'impuissance et la passion deviennent les pires ennemis de ceux qui avaient tout mais n'ont pas supporté l'idée de leur finitude.
De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée,était née dans l’esprit et dans le cœur du peintre l’impression bizarre d’un être double, ancien et nouveau, très connu et presque ignoré, de deux corps faits l’un après l’autre avec la même chair,de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu’elle avait été. Et il vivait près d’elles, partagé entre les deux, inquiet,troublé, sentant pour la mère ses ardeurs réveillées et couvrant la fille d’une obscure tendresse.
Que ce roman est une étrange expérience, surtout lorsqu'on ne sait pas précisément à quoi s'attendre. Je croyais lire un roman sur la peinture ; j'ai découvert bien plus que ça. Je confesse cependant qu'à quelques reprises, mon idée préconçue m'a fait m'ennuyer de certains passages, n'en saisissant pas d'abord l'enjeu véritable. C'est qu'il s'agit de nous planter exactement la société dans laquelle s'inscrivent les personnages - ce cocon bourgeois très policé qui fonctionne en vase clos. On ne saurait mélanger les torchons et les serviettes. Savoir cela, y plonger les mains complètement, c'est mieux comprendre les passions ensuite qu'ils ressentiront. Car il y a quelque chose de privilégié, indéniablement, pour Bertin comme pour la Comtesse, à se torturer de réflexions intenses lorsqu'on n'a pas à se demander comme dormir ou manger. J'ose penser néanmoins qu'à travers l'interrogation de la finitude, et connaissant l'ironie de Maupassant, il y a là une critique de cette société soumise aux mêmes lois de la nature que toutes les autres. Le monde change ; ainsi les sociétés que l'on croyait éternelles.
Au-delà du préjugé social, Olivier Bertin, c'est nous. Sur le déclin, dès le départ. De cela, nous sommes conscients. Mais lorsque ce déclin commence à être flagrant, à se ressentir au quotidien et sous les yeux d'êtres florissants, en pleine jeunesse, d'une lumière qui devient aveuglante, la sérénité est plus délicate à trouver. Aussi Bertin se débat-il et ne parvient-il pas à trouver la paix dans cette fuite du temps. On est tenté de le juger sévèrement bien des fois, du moins je l'ai été, et la pitié rôde dangereusement à mesure que les pages se tournent. Et puis finalement, ce roman m'a fait l'effet d'un ébouriffant Memento mori. Personne n'est au-dessus des doutes, des peurs, des regrets. Qui sait l'effet que le passage de certains âges nous fera ? En attendant, nous sommes ici, maintenant.
Un mot, cependant, avant d'en finir (avec cette chronique seulement) sur l'écriture de Maupassant. Les premières pages sont d'une beauté impressionniste qui n'a peut-être d'égal que celle de Zola. La lumière est là, les reflets vibrent, la couleur foudroie. Je me régale toujours de cette écriture naturaliste si picturale, si caractéristique d'un dialogue aimé entre les arts. A mesure que l'ombre s'avance sur Anne et Olivier, l'écriture se resserre : il ne s'agit pas de brosser à grands traits une gigantesque toile où l'on ne saurait donner de la tête mais de croquer nerveusement les instants décisifs. Je n'ai jamais été grande lectrice de Maupassant, la faute sans doute à sa fréquente prédilection pour le format de la nouvelle qui ne m'émoustille que peu. Sur le tard, je m'aperçois que je suis longtemps passée à côté d'un écrivain extraordinaire du XIXème. Prendre de l'âge me permet donc, en l'occurrence, de réparer le défaut que j'avais eu d'évincer inconsciemment Maupassant de mes lectures potentielles. Que les futures années qui viennent sont belles (malgré les rides) si elles m'offrent de découvrir encore d'aussi beaux textes !
Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C'était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d'azur, où passaient, rapides, des vols d'oiseaux.
Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s'atténuait, devenait douce, s'endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d'or s'allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d'artistes où l'âme humaine a travaillé. En ces murs que la pensée habite, où la pensée s'agite, s'épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu'elle s'apaise. Tout semble mort après ces crises de vie ; et tout repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à sa lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante de peinture, de térébenthine et de tabac flottait, captée par les tapis et les sièges ; et aucun autre bruit ne troublait le lourd silence que les cris vifs et courts des hirondelles qui passaient sur le châssis ouvert, et la longue rumeur confuse de Paris à peine entendue pardessus les toits.
13:13 Publié dans Art, Classiques, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : art, peinture, peintre, paris, xixème siècle, vieillissement, mort, amour, réflexion, bourgeoisie, réalisme, naturalisme, maupassant
09/06/2017
Velvet de Mary Hooper
Velvet de Mary Hooper, Les Grandes Personnes, 2012, 325p.
En l'espace de deux lectures il y a trois ans, La messagère de l'au-delà puis Waterloo Necropolis pour ne pas les citer, je suis devenue une aficionada de Mary Hooper. Elle a le chic pour plonger les jeunes lecteurs dans des univers historiques passionnants et d'en proposer une vision sans idéal, sans le fard du fantasme. Car l'auteure ne ménage pas ses personnages, en effet ! Dans La messagère de l'au-delà, il était question d'infanticide et de peine de mort dans l'Angleterre de Cromwell ; dans Waterloo Necropolis, de la misère et de l'exploitation des enfants dans l'Angleterre victorienne. Bref, on a connu plus amusant. Pourtant, elle parvient toujours avec brio à contourner toutes les réticences que de tels sujets pourraient susciter pour livrer un roman aussi attachant qu'intéressant.
C'est donc sans la moindre hésitation que j'ai entamé l'un des deux romans de cette auteure nouvellement arrivés dans ma PAL. Et avant même d'en dévoiler le contenu, il me faut souligner le travail toujours subtil et évocateur de Pierre Mornet qui semble être l'illustrateur attitré des couvertures de Mary Hooper aux éditions Les Grandes Personnes. Ce dessin-là ne prête-t-il pas au rêve, au mystère, à mille interrogations ? On se prend à frissonner, mais d'un frisson très doux, qu'on aimerait faire durer longtemps...
Mais il est temps de commencer notre livre ! Velvet, dont on découvrira progressivement une autre identité, est notre personnage principal. L'adolescente vit seule dans le Londres pauvre de 1900 et se débat dans l'atmosphère humide et étouffante d'une blanchisserie. Toutes ces vapeurs brûlantes lui provoquent de nombreux évanouissements et son emploi s'en trouve menacé : nombreuses sont les jeunes fille qui font la queue devant la boutique pour travailler un peu et gagner de quoi manger. Une employée qui ne suivrait pas le rythme effréné imposé par la direction se verrait donc renvoyer sans autre forme de procès et remplacée aussitôt. Velvet veut absolument éviter une telle situation. Elle tient plus que tout à ce travail, bien que difficile. Le perdre signifierait la misère, la rue et... vous connaissez le peu d'opportunités qui restent ensuite... Heureusement, Mrs Sloane, la responsable, nourrit une certaine affection pour Velvet. Elle lui trouve alors une place dans l'unité d'élite de la blanchisserie : celle où l'on s'occupe exclusivement des clients les plus fortunés. Il n'est plus question de laver les draps des hôpitaux mais les robes coûteuses des dames du monde. Velvet ne pouvait rêver mieux !
En apprenant les ficelles de ce nouveau poste, elle pioche la boîte à linge d'une certaine Madame Savoya. Ses vêtements chatoyants et originaux la séduisent, même s'ils sont difficiles à entretenir ! Lors d'une invitation que celle-ci lui fait pour fêter la nouvelle année, elle découvre que Madame Savoya est une célèbre médium ! Ce tout début du vingtième siècle voyait en effet fleurir nombre de médiums ; le commerce avec les âmes des défunts passionnait particulièrement la société de l'époque. On croise ainsi Arthur Conan Doyle dans ces réunions ! Velvet est évidemment fascinée, à la fois par Madame Savoya elle-même, pleine de prestance et de générosité, et par son travail ou, plus précisément, son don. C'est encore à la suite d'un événement qui aurait dû coûter sa place à Velvet que celle-ci gagne à nouveau la chance de sa vie : Madame Savoya lui propose de travailler pour elle et de devenir sa dame de compagnie/femme de chambre. Pour Velvet, c'est enfin l'aube d'une nouvelle ère, ainsi qu'il en va pour l'Angleterre qui, après le décès de la Reine Victoria, voit arriver une période plus fringante et réjouie sous la bannière d'Edouard VII.
Et hop, une séance de spiritisme à l'ancienne !
Je dois vous avouer tout de go que je suis beaucoup moins enthousiaste avec cet opus que je l'ai été avec les deux précédents. Le début attaquait pourtant très bien, plongeant le lecteur dans une réalité à nouveau très crue et très dure du Londres pauvre de Victoria (puisqu'elle est alors encore de ce monde). La solitude extrême, la nécessité d'accepter n'importe quel travail assommant et délétère pour manger un quignon de pain, et, bien sûr, la pureté et la force d'âme d'une héroïne jeune et livrée à elle-même. Tous les ingrédients sont au rendez-vous. Malheureusement, cela m'a semblé tourner un peu au vinaigre dès lors que Velvet atterrit chez Madame Savoya. Est-ce le changement d'atmosphère et/ou le fait que la crédulité à l'égard des médiums était grande à cette époque ? Toujours est-il que Velvet se montre incroyablement naïve - honnêtement, ça frise la stupidité à ce stade-là - uniquement occupée à s'émerveiller de son changement de condition et de la générosité sans faille de Madame Savoya. Même en m'efforçant de me départir de mes exigeances d'adulte, il me semble que l'intrigue de ce roman est beaucoup plus faible et cousue de fil blanc que les précédentes. On comprend immédiatement où veut en venir l'auteure ; et dès lors les nombreuses pages traînent en longueur. Le projet d'exposer les trucs et astuces des charlatans pour faire croire à un contact ou une apparition d'un défunt était évidemment passionnant mais je ne suis pas conquise par l'option choisie par Mary Hooper pour le faire. Il faudra donc aller bien loin à notre héroïne, prétexte du coup à découvrir une autre sordide réalité de la société de l'époque, ô combien glaçante, pour prendre enfin conscience du mensonge de sa maîtresse et tenter de rétablir la vérité.
J'ai lu cependant plusieurs chroniques moins déçues que la mienne. Peut-être qu'à force de lire Mary Hooper, je deviens aussi plus exigeante et que mon regard, habituée à ses qualités, se tournent plus vers ses faiblesses ? Je saurais dire jusqu'où va ma subjectivité dans le présent avis mais, ce qui est sûr, c'est que Velvet n'est pas le meilleure que j'ai lu d'elle à ce jour !
Le mois anglais chez Lou et Cryssilda
2ème lecture
LC consacrée à la littérature jeunesse
07:31 Publié dans Challenge, Histoire, Lecture commune, Littérature ado, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (26) | Tags : velvet, mary hooper, xixème siècle, spiritisme, fantôme, travail des femmes, histoire, angleterre, reine victoria, roi edouard viii, blanchisserie, amitié, amour, arnaque, escroquerie