03/03/2017
En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis
Avant toute chose : on croit lire, tranquillou bilou pendant les vacances, et on se retrouve en fait à prendre une grosse claque dans la gueule. L'appréciation qu'on peut en dégager par la suite dépendra de chaque lecteur mais tous auront en commun d'avoir lu certains passages en apnée, un peu ahuris. Mais c'est vraiment possible, un truc pareil ? (et tu constateras, au passage, ami lecteur de mon blog, que je reprends honteusement la manière d'insérer la parole d'Edouard Louis. C'est mon côté éponge)
Edouard Louis naît Eddy Bellegueule dans un petit village de la Somme en 1992. Comme dans bien des familles de cette région-là, du moins de ce village-là et selon les dires de l'auteur, ses parents arrêtent très tôt leurs études ; son père travaille à l'usine au sortir de l'école et sa mère tombe enceinte à dix-sept ans ; la télé est le dieu de la maisonnée (on ne déroge pas à La roue de la fortune avec un petit jaune hein) ; l'alcool et la violence sont quotidiens, moyens d'expression et de délassement ; la culture est inexistante voire méprisée ; l'homophobie et le racisme monnaie courante.
Autant dire que le jeune Eddy, avec sa voix aiguë dès son plus jeune âge, ses manières, son absence d'intérêt pour le sport, son attirance pour le théâtre et les habits de sa sœur se trouve assez vite en marge, différent. Qu'il s'agisse de réflexions parentales, sans doute bienveillantes, mais terriblement maladroites voire cinglantes, d'insultes à tous les coins de rues ou de coups dans les couloirs du collège, il comprend assez vite que sa nature ne convient pas à son milieu. Il tente de changer, d'abord. Singe, ou plutôt s'ingénie à le faire avec le plus grand talent possible, les comportements ataviques des garçons de son âge. C'est en dernier recours qu'il décide la fuite : vers un lycée d'Amiens qui pratique le théâtre en option lourde. Un autre milieu, une autre manière d'aborder l'homosexualité, la culture, la différence, semble-t-il. C'est en tout cas comme cela que l'a vécu Eddy, devenu Edouard par le truchement de ses camarades qui ne peuvent imaginer qu'Eddy soit autre chose qu'un diminutif. Ainsi se clôt le chapitre de son enfance comme une volonté d'enterrer la honte, la douleur, l'indigence - ou plutôt de la digérer pour que naisse Edouard Louis en littérature.
Au moment où je rédige ce billet, j'hésite encore à le mettre en coup de cœur. La vérité, c'est que je l'ai dévoré, qu'il m'a touchée à chaque page et qu'encore maintenant, j'y pense régulièrement. D'ailleurs, parmi les nombreux livres en attente d'une chronique, c'est le premier que j'ai empoigné. Bref, il a toutes les caractéristiques d'un coup de cœur, et en même temps il glace le sang, il retourne presque trop, et peut déranger.
Parce que, concrètement, si l'on peut reconnaître un souci de franchise très impressionnant et une émotion indéniable qui se dégagent des mots d'Edouard Louis, on est tenté d'y voir une étonnante (et dérangeante) corrélation (et je l'ai formulée comme tel plus haut à dessein) entre sexualité et milieu. Grosso modo, pour schématiser : milieu de ploucs du Nord = homosexualité abhorrée ; milieu bourgeois de centre-ville = homosexualité acceptée. Sauf que, après réflexion, le propos d'Edouard Louis est plus complexe que ça. Toute la différence réside dans la manière de dire, de montrer. Or il y a une absence de filtre et une décomplexion terribles dans l'intolérance des villageois de son enfance. Et j'aurais tendance à penser, malheureusement, que l'auteur n'en brosse pas un portrait caricatural. On peine à le concevoir mais ces attitudes, ces schémas de vie de couple, de famille, cet alcoolisme atavique, existent bel et bien. L'Assommoir à la campagne, c'est une réalité.
Peut-être est-ce parce que j'habite en Creuse après avoir connu plus de 25 ans le centre-ville de Lyon que cette manière d'appréhender une manière de penser - ou plutôt de l'exprimer - en fonction d'un milieu ne me choque pas : je le constate fréquemment moi-même. Et Edouard Louis l'a amenée avec un mélange de pudeur et en même temps de franchise violente assez courageuse. C'est fou parce que cette manière de tout envoyer chier, de prendre un virage, c'est aussi une manière de dire qu'il préfère aimer en partant que détester en végétant dans ce marasme. Je vous aime mais je pars, 'voyez un peu le genre ? Allez, je crois que c'est décidé : je le colle en coup de cœur. Comme quoi, écrire, ça aide à mettre les idées en place !
En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis, Points, 2015[2014], 204p.
18:50 Publié dans Coups de coeur, Ecriture de soi, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : edouard louis, eddy bellegueule, en finir avec eddy bellegueule, autobiographie, premier roman