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27/05/2018

Blaise Cyrano, le raté magnifique d'Arthur Ténor

Blaise Cyrano.jpgDécider de réécrire, en soi, c'est déjà tarte à la crème. Ça peut être génialissime comme le pire gadin de l'année. Mais alors, quand on s'attaque à certaines œuvres en particulier, on frise carrément le grand péril. Cyrano de Bergerac fait partie de ces œuvres-là, pour moi. La pièce d'Edmond Rostand est juste indépassable de merveilles linguistiques, de style, d'originalité, de verve, de truculence, de sensibilité et d'intelligence narrative. Cyrano est LE personnage total. Même ses défauts sont parfaits. Autant dire que réécrire Cyrano, c'est un peu taquiner le lion de Némée avec un rouleau de scotch et une allumette. C'est pas infaisable, mais il va falloir être sacrément bon - c'est-à-dire meilleur que Rostand. Ça colle un peu la pression. 

Premier abord positif : Arthur Ténor a l'intelligence de laisser tomber le théâtre pour passer au roman - comme Pommerat l'a fait inversement avec sa Cendrillon. Changer de genre littéraire permet l'exploration de nouvelles ressources et principalement, ici, de planter un décor résolument contemporain : exit l'hôtel de Bourgogne, la rôtisserie des poètes ou le siège d'Arras ; place à un collège tout ce qu'il y a de plus lambda dans une petite ville de province. Dans ce contexte, nos  célèbres personnages deviennent des ados de 3e avec les hormones qui frétillent ou des petites frappes de quartier - spéciale dédicace à De Guiche qui n'a plus grand chose de noble ! La transposition des personnages est plutôt bien troussée, même celle de Cyrano, honnêtement. J'aime bien l'idée d'un ado un peu décalé mais pas trop qui écoute aussi bien de la musique classique que du Heavy Metal. Si seulement ils pouvaient être plus nombreux dans ce goût-là, en vrai !

- Et toi, bandit ? Qu'est-ce que tu as mis dans ton lit pour tromper l'ennemi ?

Cyrano le regarde en se rengorgeant. 

- Mon étagère complète d'heroic fantasy et quelques classiques, dont une très belle édition des œuvres de Simenon dans La Pléiade

- Des bouquins ! T'as mis des bouquins sous tes draps !

- Des livres, irrévérencieux ! Que dis-je, des livres, des fleuves de grande évasion, machines à voyager dans le temps, de l'hypersensibilité en feuillets, de la merveilleuse intelligence en concentré, et j'ajoute en l'occurrence l'inépuisable source d'inspiration de ce que j'écris et dis à ta place depuis quelques temps. 


Je n'ai pas pu m'empêcher de tiquer, par contre, sur le changement d'appendice disgracieux proposé par Ténor. Si cela apparaît tout d'abord un peu gratuit - pourquoi garder toutes les caractéristiques principales de Cyrano sauf son nez ?! -, on en comprend vite la nécessité pour ne pas sécher au moment de réécrire la tirade du nez - Franchement, quoi inventer de plus sur le sujet ? Autant passer à autre chose, du coup. Soit. Sauf que le coup du menton me laisse vraiment dubitative et la référence aux Bogdanov encore plus. C'est juste improbable - j'ai vraiment du mal à imaginer quelqu'un avec un menton moche, sérieusement. C'est censé donné quoi ? Naturellement, je veux dire, considérant que le menton des Bogdanov relève plutôt d'un chirurgien cubiste ayant abusé de la boisson. - et du coup, parfaitement incongru - ce menton chez Cyrano tombe comme un cheveu dans le potage. Quitte à tout changer, pourquoi ne pas avoir opté pour un basique et s'attaquer aux oreilles décollées par exemple ?! En plus de rester dans quelque chose de plausible et de s'ouvrir du même coup tout un éventail de stances pas trop nazes pour la tirade canonique, on pouvait taper dans des références tout de suite plus riches en terme d'homme à tête de chou (turlututu chapeau pointu) comme point de comparaison. Vous allez dire que je pinaille, mais pas tant que ça, en fait. Je disais tout à l'heure en préambule que Cyrano était parfait jusque dans ses défauts, précisément parce que tout, chez lui, tient en un équilibre précaire à la charnière du ridicule et du génie. Il ne bascule jamais ni dans l'un ni dans l'autre et reste ainsi suspendu dans une humanité merveilleuse. Manqué cet équilibre, faire trop lourdement balancer Cyrano d'un côté ou de l'autre, c'est mettre à mal cette justesse du personnage. 

De manière générale, si je n'ai pas trouvé ce roman mauvais d'ailleurs, loin de là, je l'ai trouvé beaucoup trop inégal. De nombreux éléments, anecdotiques dans la trame narrative, mettent régulièrement à mal la crédibilité de la transposition du décor et des personnages. Celui qui me vient immédiatement à l'esprit intervient dans les dix premières pages du roman - sans doute pour cela qu'il m'a marquée : Arthur Ténor nous plonge dans une soirée d'ados de 14 ans... organisée comme les 50 ans de tata Monique. (sérieusement, personne de moins de 50 ans ne fait plus de soirées avec une boule à facettes. PERSONNE. Sauf si c'est une soirée déguisée à thème.) Ces micro-plantades sont dommageables parce qu'elles nous laissent entrevoir les coulisses de la réécriture. On voit l'auteur, plus du tout ado, qui se prend les pieds dans le tapis et rate sa cible. C'est aussi très sensible en terme de style, d'ailleurs, et c'est là que le bât blesse quand on se rappelle à quelle oeuvre s'attaque la réécriture. Il m'a semblé qu'à défaut de toujours trouver le juste milieu entre un langage léché, inventif et percutant et un langage actuel, dont on pourrait dire qu'il sonne juste dans la bouche de troisièmes avec les poils qui poussent, on oscille souvent de l'un à l'autre. Du coup, ça donne lieu à des passages stylistiquement assez moyens. Certains ne sont pas mal du tout, hein, entendons-nous bien, assez habilement négociés et sympathiques. Mais beaucoup de lignes de Ragueneau par exemple (malgré sa médiocrité originelle) et, et c'est encore plus embêtant, certaines lignes de Cyrano (qui est affublé de l'affreux prénom Blaise au passage dans ce roman, je me demande bien pourquoi) sont faiblardes, et ça pique les yeux. 

Si je devais faire le bilan, je dirais que je suis très partagée. La transposition contemporaine est assez bien menée, la plupart des personnages et certaines scènes sont même joliment intelligents - j'ai beaucoup aimé la scène du balcon par exemple. Finalement, c'est pas mal du tout dans l'ensemble. Et mon avis mitigé réside précisément dans cet italique. Parce que si on se rapproche plus avant du texte, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de choses à redire - fond et forme confondus. Dans l'absolu, c'est déjà embêtant d'avoir entre les mains un roman dont on sent les défauts à la lecture mais alors ça ne pardonne pas quand le dit-roman est la réécriture d'une oeuvre extraordinaire...
Cela dit, je dois reconnaître que je m'interroge sur la neutralité de mon avis, considérant que j'aime passionnément Cyrano de Bergerac, et si un tel texte, peut-être inégal pour moi ne pourrait pas consistuer une mise à l'étrier intéressante pour des jeunes rebutés par le style ultra costaud de Rostand. Je ne sais pas. Je pose vraiment la question. Je me demande si je ne vais pas essayer de le glisser dans une main ou deux pour obtenir une réponse à cette question. Je vous tiens évidemment informés si jamais je mets ce plan à exécution ! 

EDIT : Comme convenu, j'ai évoqué ce roman lors de mon club lecture et une élève, brillante et pimpante (cad la cible idéale du bouquin) est repartie avec et l'a commencé rapidement. Finalement, quelques semaines plus tard, elle m'a confié qu'elle n'avait pas repris sa lecture depuis un moment et pensait l'arrêter là. Elle m'a expliqué qu'elle ne trouvait pas le livre foncièrement mauvais, pas du tout même, qu'il y avait des trucs sympas, mais qu'en fait, il la laissait totalement indifférente. Elle a dit, je cite, qu'elle s'en "fichait un peu" de continuer cette lecture (alors qu'elle fait partie de ces élèves qui lisent d'habitude religieusement tout ce qu'on leur propose). Bon, ben, ça veut tout dire. J'ai plus qu'à espérer, par contre, ne pas faire un tel four avec l'oeuvre originale dans mes cours ;)

18/11/2017

Les sangs d'Audrée Wilhelmy

les sangs.jpg
Les sangs d'Audrée Wilhelmy, Léméac, 2013, 156p. 
(Egalement publié aux éditions Grasset)


les sangs,audrée wilhelmy,léméac,grasset,conte,barbe bleue,meurtrier,séducteur,femmes,amour,passion,sadomasochisme,attirance,réécritureLes livres lus commencent à s'accumuler dangereusement (et c'est comme qui dirait la problématique récurrente de cette époque de l'année)... Il est grand temps que je me colle au blog ; la perspective d'oublier progressivement mes lectures me broutant le chou menu. 

Au chaud dans sa légende, je me sens loin des femmes de mon ascendance. 

J'attaque avec cette première lecture pour le mois québécois chez Karine et Yueyin. (On n'est jamais que le 18. Je suis large.) J'ai entendu parler pour la première fois de ce roman d'Audrée Wilhelmy chez ma copinette Topinambulle*, qui me l'avait ensuite gentiment offert dans un super colis spécial littérature québécoise. J'avais été fort interpellée par cette histoire de réécriture de conte servie par une plume organique ; je pressentais un texte  fort, dérangeant et original et j'attendais donc le bon moment pour le lire (comme c'est le cas pour toutes les lectures, me direz-vous, mais à plus forte raison pour celles de cet acabit.). (Promis, après j'arrête avec les foutues parenthèses). 

Je suis la Lune, c'est après moi que hurlent les bêtes ; les hommes sont des bêtes, l'écrevisse tapie dans l'eau est la folie qui les guette. 

L'une des constantes qui saute aux yeux dans tous les contes, c'est ce sacré narrateur extérieur qui sait tout sur tout - sans nous dire finalement jamais grand chose. Aussi, chez Perrault, Barbe Bleue est une ordure despotique, et manipulatrice à qui sa dernière femme tente désespérément d'échapper. Pour résumer, c'est l'histoire du monstre sanguinaire et de la gentille (et trop curieuse) princesse. Audrée Wilhelmy prend exactement le contre-pied de ce postulat en faisant de sa réécriture le récit très subjectif des sept femmes de Féléor Barthélémy Rü, à qui elle donne également la plume au fur et à mesure des morts.
Et dès le tout premier journal, celui de Mercredi Fugère qui connut Féléor dans son enfance tandis qu'elle n'était qu'une modeste employée de la maisonnée, le masque tombe : c'est la femme qui invente l'Ogre. Féléor n'était alors qu'un jeune garçon comme les autres. Peut-être un peu plus beau ? Peut-être un peu plus énigmatique ? Il n'était, en tout cas, rien de ce que Mercredi Fugère a vu en lui avant qu'elle ne l'écrive. Une fois les mots posés sur le papier, Féléor est devenu plus qu'humain, ce mythe que l'on connaît : un personnage qui dépasse la mort. 

Et il l'a bien compris, Féléor. Ce n'est pas pour rien qu'il réclame à chacune de ses épouses, qu'il ne contraint nullement, d'écrire ce cheminement trouble qui les a conduites à plonger volontairement dans la gueule du loup. On est scotché, évidemment. La plume d'Audrée Wilhelmy est aussi dérangeante qu'elle est poétique et sensuelle. Elle est fine et ambiguë aussi : les stéréotypes du conte tombent pour laisser place à des personnalités complexes  qui ne revêtent les costumes du maître ou de l'esclave que pour mieux jouer à vivre intensément. Là où souffrance et plaisir se mêlent. Fort de l'expérience du journal de Mercredi, on garde tout le long la pensée que toutes ces vérités froides ou exaltées selon les épouses ne sont jamais que des rideaux pourpres agités aux yeux du lecteur. Les femmes de Féléor contentent, comme ultime cadeau à la postérité, une certaine soif naïve de connaître ce qui ne peut l'être : avoir un aperçu des âmes tortueuses. En cela, pulsion meurtrière mise à part, nous tenons fort de l'Ogre ; nous aimons savoir. 

Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu'il existe dans les mots de quelqu'un d'autre. 
J'ai décidé d'écrire aujourd'hui pour lui faire croire que je le laisserais me tuer bientôt. Ensuite, il devra attendre encore longtemps. 

Honnêtement, je ne m'attendais pas à apprécier autant. C'était véritablement puissant et cinglant, de ces petits récits originaux qui brassent en peu de pages des problématiques passionnantes et qui n'ont pas froid aux yeux. Je viens tout juste de découvrir dans la foulée qu'est paru un nouveau livre de l'auteure en cette rentrée littéraire 2017, Le corps des bêtes. D'après le résumé, il s'annonce encore plus dérangeant que le précédent. Inutile de dire qu'il a immédiatement rejoint ma wishlist (d'ici, évidemment, que la France distribue correctement la littérature québécoise, c'est cependant une autre histoire. A bon entendeur...).

 

les sangs,audrée wilhelmy,léméac,grasset,conte,barbe bleue,meurtrier,séducteur,femmes,amour,passion,sadomasochisme,attirance,réécritureQuébec en novembre chez Karine et Yueyin

 

*A ce propos, si quelqu'un parmi vous sait comment je pourrais la contacter, je lui serai gré de m'en informer ! Toutes mes tentatives se sont jusqu'ici soldées par des échecs...