18/11/2017
Les sangs d'Audrée Wilhelmy
Les sangs d'Audrée Wilhelmy, Léméac, 2013, 156p.
(Egalement publié aux éditions Grasset)
Les livres lus commencent à s'accumuler dangereusement (et c'est comme qui dirait la problématique récurrente de cette époque de l'année)... Il est grand temps que je me colle au blog ; la perspective d'oublier progressivement mes lectures me broutant le chou menu.
Au chaud dans sa légende, je me sens loin des femmes de mon ascendance.
J'attaque avec cette première lecture pour le mois québécois chez Karine et Yueyin. (On n'est jamais que le 18. Je suis large.) J'ai entendu parler pour la première fois de ce roman d'Audrée Wilhelmy chez ma copinette Topinambulle*, qui me l'avait ensuite gentiment offert dans un super colis spécial littérature québécoise. J'avais été fort interpellée par cette histoire de réécriture de conte servie par une plume organique ; je pressentais un texte fort, dérangeant et original et j'attendais donc le bon moment pour le lire (comme c'est le cas pour toutes les lectures, me direz-vous, mais à plus forte raison pour celles de cet acabit.). (Promis, après j'arrête avec les foutues parenthèses).
Je suis la Lune, c'est après moi que hurlent les bêtes ; les hommes sont des bêtes, l'écrevisse tapie dans l'eau est la folie qui les guette.
L'une des constantes qui saute aux yeux dans tous les contes, c'est ce sacré narrateur extérieur qui sait tout sur tout - sans nous dire finalement jamais grand chose. Aussi, chez Perrault, Barbe Bleue est une ordure despotique, et manipulatrice à qui sa dernière femme tente désespérément d'échapper. Pour résumer, c'est l'histoire du monstre sanguinaire et de la gentille (et trop curieuse) princesse. Audrée Wilhelmy prend exactement le contre-pied de ce postulat en faisant de sa réécriture le récit très subjectif des sept femmes de Féléor Barthélémy Rü, à qui elle donne également la plume au fur et à mesure des morts.
Et dès le tout premier journal, celui de Mercredi Fugère qui connut Féléor dans son enfance tandis qu'elle n'était qu'une modeste employée de la maisonnée, le masque tombe : c'est la femme qui invente l'Ogre. Féléor n'était alors qu'un jeune garçon comme les autres. Peut-être un peu plus beau ? Peut-être un peu plus énigmatique ? Il n'était, en tout cas, rien de ce que Mercredi Fugère a vu en lui avant qu'elle ne l'écrive. Une fois les mots posés sur le papier, Féléor est devenu plus qu'humain, ce mythe que l'on connaît : un personnage qui dépasse la mort.
Et il l'a bien compris, Féléor. Ce n'est pas pour rien qu'il réclame à chacune de ses épouses, qu'il ne contraint nullement, d'écrire ce cheminement trouble qui les a conduites à plonger volontairement dans la gueule du loup. On est scotché, évidemment. La plume d'Audrée Wilhelmy est aussi dérangeante qu'elle est poétique et sensuelle. Elle est fine et ambiguë aussi : les stéréotypes du conte tombent pour laisser place à des personnalités complexes qui ne revêtent les costumes du maître ou de l'esclave que pour mieux jouer à vivre intensément. Là où souffrance et plaisir se mêlent. Fort de l'expérience du journal de Mercredi, on garde tout le long la pensée que toutes ces vérités froides ou exaltées selon les épouses ne sont jamais que des rideaux pourpres agités aux yeux du lecteur. Les femmes de Féléor contentent, comme ultime cadeau à la postérité, une certaine soif naïve de connaître ce qui ne peut l'être : avoir un aperçu des âmes tortueuses. En cela, pulsion meurtrière mise à part, nous tenons fort de l'Ogre ; nous aimons savoir.
Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu'il existe dans les mots de quelqu'un d'autre.
J'ai décidé d'écrire aujourd'hui pour lui faire croire que je le laisserais me tuer bientôt. Ensuite, il devra attendre encore longtemps.
Honnêtement, je ne m'attendais pas à apprécier autant. C'était véritablement puissant et cinglant, de ces petits récits originaux qui brassent en peu de pages des problématiques passionnantes et qui n'ont pas froid aux yeux. Je viens tout juste de découvrir dans la foulée qu'est paru un nouveau livre de l'auteure en cette rentrée littéraire 2017, Le corps des bêtes. D'après le résumé, il s'annonce encore plus dérangeant que le précédent. Inutile de dire qu'il a immédiatement rejoint ma wishlist (d'ici, évidemment, que la France distribue correctement la littérature québécoise, c'est cependant une autre histoire. A bon entendeur...).
Québec en novembre chez Karine et Yueyin
*A ce propos, si quelqu'un parmi vous sait comment je pourrais la contacter, je lui serai gré de m'en informer ! Toutes mes tentatives se sont jusqu'ici soldées par des échecs...
12:29 Publié dans Challenge, Contes, Coups de coeur, Littérature française et francophone, Swap | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : les sangs, audrée wilhelmy, léméac, grasset, conte, barbe bleue, meurtrier, séducteur, femmes, amour, passion, sadomasochisme, attirance, réécriture
Commentaires
Cette plume libertine à l’écriture ciselée et concise offre un récit vif, enlevé et pour le moins original. Je reconnais de grandes qualités littéraires à ce texte mais la thématique du plaisir lié à la douleur et à la mort n’était pas pour moi.
Écrit par : argali | 18/11/2017
Coucou! Je découvre les blogues littéraires et je trouve le tiens, vraiment fort. En réponse à Argali: si tu as aimé l'écriture mais pas l'univers de la mort et de la douleur, tu devrais lire quand même « Le corps des bêtes ». C'est moins violent et l'enjeu de la douleur n'est pas présent.
Aussi, pour la France, j'ai rencontré son éditeur hier au Salon du livre à Montréal et il a dit que « Le corps des bêtes » va être publié chez Grasset au mois de mars. Il parait que « Les Sangs » est déjà publié là-bas aussi.
Écrit par : Segolène | 18/11/2017
@argali : Tu en parles très bien, Argali ! C'est parfaitement résumé ! De mon côté, la thématique m'intéresse plutôt ; cela explique que j'ai été conquise par le fond et la forme ;)
@Ségolène : Merci beaucoup pour ta précision ! J'ai été au courant que Grasset avait publié "Les Sangs" ; je suis ravie d'apprendre qu'il fera de même avec "Le corps des bêtes" dans quelques mois. Ce sera plus simple de l'acquérir en France du coup !
Écrit par : Lili | 18/11/2017
"Le corps des bêtes" est son dernier ? Je tenterai alors car j'aime beaucoup son style et son écriture. Et j'étais sous le charme au début. Mais plus on avance, plus c'est noir.
Merci Segolène pour le conseil.
Écrit par : argali | 18/11/2017
Je suis ravie de voir ce livre sur un blog qui en parle si bien en plus. je l'avais il y a quelques années de ça et il m'a chamboulé non par rapport aux thèmes abordés bien qu'ils soient exploités avec une justesse magnifique mais surtout par la plume et l'ambiance de clair obscur qui y règne. On n'a pas le même interprétation vis à vis de Féléor mais ce côté montre le grand talent de l'autrice.
Écrit par : AMBROISIE | 18/11/2017
Merci Ambroisie ! Tu titilles ma curiosité : j'aimerais savoir ce que tu as pensé de Féléor maintenant ! ;)
Écrit par : Lili | 18/11/2017
En fait, pas certaine d'avoir bien saisi ta critique. C'est une réécriture de Barbe-Bleue mais avec un tout autre point de vue?
Écrit par : isallysun | 19/11/2017
Disons que l'auteur n'a jamais affirmé clairement, à ma connaissance, réécrire ici Barbe-Bleue mais les analogies sont trop flagrantes pour ne pas y penser. Son parti-pris ici, est de donner la parole aux personnages, ce qui permet d'envisager l'histoire sous un tout nouvel angle et cela en devient beaucoup moins manichéen :)
Écrit par : Lili | 22/11/2017
Une écriture qui dévoile le conte... À la fois attirant, mais effrayant aussi ! Merci de me faire découvrir cette auteur québécoise
Écrit par : Ellettres | 20/11/2017
C'est exactement ça : un mélange d'attirance et de répulsion. Audrée Wilhelmy manie cette confusion des sentiments avec beaucoup de talent. Je suis ravie de te faire découvrir cette auteure québécoise fort prometteuse ! Vivement la diffusion de son dernier roman en France !
Écrit par : Lili | 22/11/2017
Oui, Argali, "Le corps des bêtes" est son dernier. Il est plus inquiétants mais moins violent. On dirait qu'il y a dans celui-là un aspect mythologique très fort, même si ce n'est jamais explicité. (Un peu comme Barbe-Bleue et "Les Sangs", mais du côté de la légende et du mythe... Je ne suis pas claire, je m'en excuse. Il faut le lire pour comprendre toute la force de ce livre qui est un de mes préférés à vie.)
Écrit par : Segolène | 21/11/2017
Oh mais si, je t'ai trouvée très claire au contraire ! Et tu me donnes encore plus envie de découvrir "Le corps des bêtes" ! Merci Ségolène !
Écrit par : Lili | 22/11/2017
J'ose avouer que je n'ai pas accroché plus que ça, lu-pas chroniqué. Trop répétitif, et certaines histoires m'ont laissée de marbre. Il faut dire que j'avais lu avant une autre réécriture de contes que j'avais adoré : " La compagnie des loups " de Angela Carter ( je recommande donc ;))
Écrit par : Marilyne | 22/11/2017
Evidemment, je vais m'empresser de noter ta suggestion ! Si c'est encore meilleur que "Les sangs", je suis évidemment preneuse.
Écrit par : Lili | 22/11/2017
J'espère que tu ne seras pas déçue, de nombreux contes y passent.
Écrit par : Marilyne | 22/11/2017
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