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21/08/2018

Anna Karénine de Léon Tolstoï

anna karénine,léon tolstoï,pavé,pavé de l'été,russie,histoire,xixème,amour,passion,jalousie,mort,suicide,réflexion,spiritualité,métaphysique,politique,moscou,pétersbourg,trainJe termine à l'instant Anna Karénine qui m'aura tenu un bon mois - quasiment tout l'été. Ce roman-là, cet été-là, était autant une envie qu'un défi et ce ne fut pas sans difficultés. 
Dans un cas comme celui-ci, je laisse souvent maturer un peu mes idées avant de rédiger un billet, ne serait-ce que quelques jours : on ne chronique pas un grand classique comme le premier roman venu, n'est-ce pas ? Mais présentement, il me semble avoir déjà vécu si longtemps dans la compagnie de ce livre tentaculaire qu'il est temps que sorte ce qu'il m'inspire. Ça vaudra ce que ça vaudra. 

On a coutume de résumer Anna Karénine, et le titre n'est pas pour rien dans cette méprise, au roman d'un adultère passionné. C'est certes cela, mais pas seulement. Anna Karénine, beauté magnétique, sobre et envoûtante, n'apparaît qu'après une première centaine de pages (le roman en compte pas loin de 1000). Son rôle, à ce moment-là, se résume à rappeler sa belle-soeur Dolly à la raison lorsqu'elle menace de quitter son mari infidèle, le frère d'Anna - et ce n'est que le premier clin d’œil de l'auteur à la suite des événements. A cette occasion, Anna subjugue tout le monde par son naturel, sa simplicité et son charisme. Elle n'est pas de ces héroïnes coquettes et superficielles. Elle a conscience de son charme et de son pouvoir de séduction, indéniablement, car elle n'est pas non plus de ces héroïnes naïves et éthérées, mais elle se caractérise surtout par une incroyable profondeur. Anna Karénine est toute de chair et d'intelligence. Elle incarne, dès le début du roman une personnalité extrêmement intense et intègre. En un mot : dense. C'est ce qui électrise tout le monde, homme comme femme. Ainsi séduit-elle Kitty, la jeune soeur de Dolly, amoureuse de Vronskï, puis Vronskï lui-même lors d'un bal. Vous connaissez la suite : c'est le coup de foudre. Voulant fuir le danger d'une telle flamme, Anna se précipite à la gare pour rentrer à Pétersbourg mais y rencontre à nouveau Vronskï en une circonstance effroyable qui sonne déjà le glas de leurs futures relations.

"Non, ils veulent nous apprendre à vivre et ils n'ont pas même l'idée de ce que c'est que le bonheur. ils ne savent pas qu'en dehors de cet amour il n'y a pour nous ni bonheur ni malheur : la vie n'existe pas !"

Longtemps Anna résiste mais lorsqu'elle se donne, c'est entièrement, sans compromission ni faux-semblant. Un personnage dit d'elle à cet égard à la fin du roman qu'"[e]lle a fait ce que toutes les femmes [...] font en se cachant ; elle n'a pas voulu mentir, et elle a bien fait." Concrètement, aux yeux de la société, sa décision n'est pas du meilleur effet. Dès lors qu'elle fuit avec Vronskï, Anna est persona non grata. Il n'est plus question qu'elle sorte - sa seule tentative à l'opéra est d'une violence psychologique assez inouïe - et il n'est plus question non plus pour la plupart des gens, surtout pour les femmes, de la visiter (des fois que l'adultère serait contagieux). Anna s'enferre dans une solitude qui vire à l'aigre un peu plus chaque jour. Vronskï, évidemment, est toujours libre comme l'air. Il sort, on le reçoit, il s'occupe d'administrer ses domaines, se lance dans divers projets et ne comprend pas l'attitude d'Anna qui, comme un fauve en cage, commence sérieusement à devenir oppressive et jalouse. Cette passion, comme toute passion qui se respecte, vécue qui plus est dans un contexte aussi confiné, se meut peu à peu en poison au quotidien. Ni l'un ni l'autre ne comprend le sacrifice de l'aimé et se rabâche la servitude de sa propre condition. Anna, n'y voyant aucun issue sinon d'être laissée pour compte tôt ou tard, saisit la tragique échappatoire qu'on connaît. 

Durant ma lecture, il m'a semblé souvent que j'étais déjà trop vieille pour ce roman. Les prémisses de la passion amoureuse ne m'ont pas emballée comme cela aurait pu être le cas il y a quelques années. Aussi suis-je restée très froide aux passages concernant Anna et Vronskï pendant près de 500 pages - et je peux vous dire que c'est long. Mais à partir de la rupture d'Anna avec son mari et la fuite avec l'amant, la finesse psychologique et sociale m'a captivée. Anna Karénine est décidément un roman ancré dans son époque et dans la culture slave. Nombreuses sont les tergiversations relatives au divorce par tous les personnages concernés, les interrogations sur les conséquences d'une telle décision, l'autopsie des sentiments amoureux et maternels ; les questions de la société, de l'honneur, de la carrière et de l'argent sont aussi lancées sur le tapis. Durant ces passages, Anna m'est apparu extrêmement moderne dans son besoin d'affirmer sa liberté et son amour et, conséquemment, extrêmement courageuse. J'ai alors éprouvé pour elle une compassion profonde dans l'agonie morale qui accompagne ses derniers mois. Seule avec son courage, emprisonnée par sa passion comme une condamnée recluse, elle ne pouvait que flancher tôt ou tard. Peut-on, pour autant, tenir Vronskï responsable de son attitude de plus en plus distante et agacée face à une Anna hystérique et malheureuse ? Il a fait comme on aurait tous fait : à un moment donné, l'instinct de survie reprend le dessus et les sentiments qu'on a éprouvés jadis ne sont plus suffisants quand le quotidien vire à l'enfer. Anna aurait voulu que Vronskï s'impose lui-même les privations que la société imposait à Anna mais le pouvait-il seulement ? Aurait-ce vraiment été profitable ?

Il ne savait pas que Lévine se sentait pousser des ailes. Lévine savait que Kitty l'écoutait, qu'elle prenait plaisir à  l'écouter ; et rien en dehors de cela ne l'intéressait. Dans cette pièce, et même dans le monde entier, il n'y avait que lui et elle. Il avait la sensation de se trouver à une hauteur vertigineuse tandis qu'en bas, très loin, se trouvaient ce bon et charmant Karénine, Oblonskï et tout le reste de la société. 

En parallèle de cette passion, Tolstoï relate la naissance - qu'on pense initialement avortée - d'un amour beaucoup moins flamboyant, bien qu'aussi passionné du côté de l'un des protagonistes, entre Lévine et Kitty. Celle-ci, après avoir été délaissée par un Vronskï qu'elle pensait proche de la demande en mariage, ne se remet finalement pas d'avoir refusé Lévine. Les deux personnages durant de longs mois vivent, réfléchissent, évoluent. Lévine incarne l'aristocrate propriétaire terrien qui administre son domaine avec sérieux et intérêt. Il est réservé en société mais habité d'une flamme particulière pour tout ce qui touche à la terre - en cela, le frère d'Anna, Stepan Oblonskï est son parfait opposé, parangon de l'aristocrate mondain, noceur, et superficiel.  Lévine n'hésite pas à travailler avec les paysans aux champs, malgré les moqueries d'une telle attitude. Le servage a été aboli peu de temps avant le début du roman. Tolstoï y glisse de nombreuses réflexions quant au devenir de la classe paysanne et à l'amélioration des conditions de travail. La question du peuple, de manière plus large, est également très présente par l'entremise du frère aîné de Lévine : "Chaque membre de la société est appelé à accomplir une certaine besogne, suivant ses moyens. Les hommes de la pensées remplissent leur tâche en exprimant l'opinion publique. L'expression unanime et complète de l'opinion publique fait le mérite de la presse ; et cela, de nos jours, constitue un phénomène très heureux. Il y a vingt ans, nous nous haïssions ; mais maintenant on entend la voix du peuple russe. Il est prêt à se lever comme un seul homme, à se sacrifier pour ses frères opprimés. C'est un grand pas et un signe de force."  (On est en 1877 hein... C'est quand même sacrément prémonitoire.)

L'amour entre Lévine et Kitty grandit progressivement, se nourrit de joies simples et n'échappe pas aux tracas et aux brouilles du quotidien. Leur mariage n'est pas un long fleuve tranquille mais, tandis que la passion entre Anna et Vronskï se détériore, l'amour de Kitty et Lévine se renforce par la naissance d'un enfant qui perpétuera le nom. C'est le déclencheur, chez Lévine, d'une crise métaphysique dont l'ultime partie du roman, tandis qu'Anna est déjà morte, est l'acmé. Celui qui a toujours été athée s'interroge sans cesse sur le sens de la vie et sur cette terreur ontologique que cristallisent la naissance et la mort : la finitude humaine. La philosophie qu'il compulse longtemps ne lui apporte nul réconfort ; et c'est dans la foi qu'il finit par le trouver. Ces pérégrinations spirituelles qui tomberont sûrement des mains de beaucoup, m'ont beaucoup intéressée. Elles reflètent une problématique très présente dans la littérature russe de cette époque et, de manière générale, très présente chez l'homme : la quête du sens. Quelle que soit la réponse qu'on lui apporte, si toutefois on finit par lui en apporter une, ce me semble être, finalement, la question fondamentale de toute existence. Où cours-je, où vais-je, dans quel état j'erre ? 

"Ce nouveau sentiment, de même que le sentiment paternel, ne m'a pas changé, ne m'a pas rendu heureux, ne m'a pas éclairé d'un coup, ainsi que je l'avais cru ; il n'y eut aussi aucune surprise. La foi, le manque de foi, je ne sais ce que c'est ; mais ce sentiment est entré imperceptiblement dans mon âme, par la souffrance, et s'y est installé solidement."

Franchement, lire ce livre ne fut pas de tout repos. Contrairement à beaucoup de consœurs blogueuses, je n'ai pas trouvé qu'il se lisait facilement malgré les longueurs ; je n'ai pas non plus éprouvé de passion dévorante, telle Anna, qui m'aurait donné envie de le lire d'une traite. J'ai même ressenti un mal de chien à arriver au bout de certains passages, intéressants dans l'absolu mais longs, terriblement longs, tentaculaires, digressifs, qui m'emmenaient à mille lieux d'un rivage que j'espérais atteindre la page suivante. Le découragement m'a souvent saisie et je bénis le dieu de la lecture en diagonale de m'avoir dotée d'une aptitude suffisante en la matière pour ne pas abdiquer définitivement. Et entre ces affres-là, que les grands classiques russes ont souvent la vertu de provoquer (spéciale dédicace aux Frères Karamazov que je n'ai jamais réussi à finir malgré tout mon acharnement), j'ai aussi découvert des passages et des réflexions d'une finesse, d'une justesse et d'une sensibilité lumineuses. Anna Karénine est le roman total par excellence. Toute la gamme des sentiments autant que la société, la politique et la spiritualité s'y mêlent avec brio ; tant, en somme, il brasse toute la comédie humaine avec une créativité et une exhaustivité impressionnantes. 

Alors, c'est vrai, j'en ai chié mais je ressors malgré tout soufflée par le génie d'une telle entreprise. 

 

Par ici, le billet de Lilly qui a sensiblement fait la même lecture que moi.