25/06/2018
Rendez-vous poétique avec Percy Shelley et Abu Malek Al-Shami
Lire Percy Shelley ne faisait absolument pas partie de mes plans de lecture, considérant que le romantisme n'est pas exactement ma tasse de thé. Or, le hasard de mes déambulations en bibliothèque a voulu que je tombe sur ses œuvres complètes magnifiquement traduites en prose par Félix Rabbe et publiées aux Editions du Sandre. Ce parti pris audacieux est d'une totale pertinence. Certes, on perd la disposition originale en vers mais on conserve ce qui est tout de même le plus important en matière de poésie : le rythme, ce flux qui porte le lecteur, particulièrement prégnant chez Shelley. En outre, il a permis au traducteur de coller au plus près des mots du poète. Je lui sais gré d'avoir préféré le fond à la forme, là où certains traducteurs ne se privent pas de remanier entièrement un texte, jusqu'à lui ôter tout rapport avec sa version originale, uniquement pour conserver la versification réduite alors à une coquille vide.
Ne connaissant rien de Shelley, si ce n'est sa seconde épouse, j'ai entamé le parcours de sa poésie par Queen Mab, première oeuvre publiée clandestinement en 1813 et sous-titrée poème philosophique. Pas de doute, on est les deux pieds dans le romantisme : le lyrisme circule à plein flot ; les images et les figures sont pétries de manichéisme et de grandiloquence ; l'élan poétique est transcendé par cette croyance ferme et éclatante en l'idéal politique et l'espoir. Shelley s'inspire de La divine comédie et narre le voyage de l'âme endormie d'Ianthe aux côtés de la Reine Mab. Celle-ci lui offre la vision du passé, du présent et du futur de l'humanité, la clé de voûte d'une évolution lumineuse étant l'embrassement des idées révolutionnaires. On comprend plutôt bien la publication clandestine, dès lors. Même si la lecture d'un tel texte peut souvent se révéler fastidieuse pour le lecteur contemporain, il est aisé d'imaginer le caractère subversif qu'il pouvait revêtir à l'époque en Angleterre.
J'ai été enchanté des premières pages. La traduction est une véritable réussite ; la mélodie rythmique est impeccable et l'on savoure une critique politique bien sentie. Progressivement, pourtant, l'aspect didactique nullement dissimulé du texte arrosé de lyrisme m'a lassée. Ça finit par être un poil trop écœurant et prévisible pour moi. D'autant plus que le texte se lit de bout en bout : impossible de le picorer sans perdre l'unité narrative. Je vous livre aujourd'hui un passage du tout début, un des moins politiques : l'arrivée hiératique de la Reine des fées, avant qu'elle ne réveille l'âme d'Ianthe. Je laisserai aux courageux le soin de découvrir la suite.
Ecoutez ! D'où vient ce son éclatant ? Il est comme le murmure prodigieux qui s'élève d'une ruine solitaire et que les échos du rivage font entendre le soir à l'enthousiasme errant ; il est plus doux que le soupir du vent d'ouest ; il est plus fantastique que les notes sans mesure de cette étrange lyre dont les génies des brises touchent les cordes. Ces lignes de lumière irisée sont comme des rayons de lune tombant à travers les vitraux d'une cathédrale ; mais les nuances sont telles qu'elles ne peuvent trouver de comparaison sur la terre.
Regardez la char de la Reine des Fées ! Les célestes coursiers frappent du pied l'air résistant ; ils replient à sa parole leurs ailes transparents, et s'arrêtent obéissant aux guides de lumière... La Reine des Enchantements les fit entrer ; elle répandit un charme dans l'enceinte, et, se penchant toute gracieuse de son char éthéré, elle regarda longtemps et silencieusement la vierge assoupie. [...]
*
Autant vous dire que je me suis tâtée pour proposer un dialogue artistique avec un tel texte. Les artistes engagés, ce n'est pas ce qui manque, a priori, mais les artistes engagés qui véhiculent l'espoir, c'est déjà plus compliqué à dénicher. J'avais bien pensé à envoyer la canonique Liberté guidant le peuple qui a l'avantage d'être aussi romantique que La Reine Mab, quoique plus jeune, mais je voulais un artiste contemporain (le détournement rigolo du tableau avec une énième réplique de Macron ne compte pas). Je tenais à ce que l'idéal et l'espoir de Shelley résonnent aujourd'hui d'une façon ou d'une autre. C'est alors que j'ai découvert Abu Malek Al-Shami, surnommé le "Bansky syrien". Al-Shami exprime la résistance sur les murs en ruine de Daraya. Et je me suis dit que c'était peut-être le plus bel élan de liberté et d'espoir à l'heure actuelle...
19:22 Publié dans Art, Challenge, Classiques, Littérature anglophone, Poésie, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : percy shelley, reine mab, queen mab, poésie, engagement, poésie engagée, révolution, liberté, espoir, lyrisme, romantisme, mois anglais, art, abu malek al-shami, street art, bansky, syrie, résistance, hope, daraya
07/05/2018
Rendez-vous poétique avec Charles Baudelaire et Alfons Mucha
En ce moment, je suis plongée dans Salammbô de Flaubert et c'est tout simplement merveilleux. Dans ce roman, je découvre Flaubert poète des sens, du luxe et de l'exotisme, ce que ne m'avaient pas laissé présager ses autres œuvres. Salammbô est une invitation au voyage. Tout y est poétique, ardent et impeccable (les mauvaises langues diront grandiloquent et invraisemblable mais elles sont faites pour être ignorées).
C'est exactement le roman qu'aurait pu écrire Baudelaire s'il s'était adonné à ce genre littéraire. A défaut, "La chevelure", dans Les fleurs du mal, fait particulièrement écho à cette beauté surannée et cette sensualité exigeante, un poil décadente, de Salammbô. Je ne résiste pas à l'envie d'en faire le rendez-vous poétique de ce joli mois de mai. Après tout, un poème de Baudelaire, c'est toujours une bonne idée.
La Chevelure
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
Alfons Mucha, Salammbô, l'incantation, 1896
13:20 Publié dans Art, Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : charles baudelaire, baudelaire, chevelure, poésie, poème, voyage, invitation au voyage, exotisme, correspondances, synesthésie, mucha, alfons mucha, art, salammbô, flaubert, gustave flaubert, rendez-vous poétique, peinture
29/04/2018
Le passeur de lumière de Bernard Tirtiaux
Voici la vie imaginaire de Nivard de Chassepierre. Au début du douzième siècle, Nivard est orphelin de père, un nobliau belge parti en croisade, lorsque sa mère pousse la porte de l'orfèvre de Huy pour l'y placer en apprentissage. Ainsi commence la formation du jeune garçon.
Lorsqu'il atteint la pleine maîtrise de son art, il se voit confier la réalisation de la châsse de Saint Materne. Tout y est parfait, ou presque. Car il lui manque un élément essentiel : la lumière. Il décide alors de partir à la recherche de la pierre idéale pour parachever cet ouvrage. A cette occasion, il se trouve embarqué dans la croisade artistique de Rosal de Sainte-Croix, un ami de son père, vers les plus grands ateliers de verrerie d'Europe et d'Orient ; il en profite aussi pour tomber amoureux (tant qu'à faire). Bref, c'est l'occasion pour lui de découvrir bien des choses de la vie, que son petit village de Huy ne laissait pas présager.
Je n'ai finalement pas été aussi prolifique que prévu pour ce mois belge mais je tenais absolument à lire ce roman qui m'attirait depuis bien longtemps. Une sombre histoire de lumière, sans doute... Je m'attendais à voyager beaucoup, dans le temps et dans l'espace, et à me passionner pour les recoins austères des ateliers médiévaux. Je ne connais fichtrement rien ni à l'orfèvrerie ni à la verrerie ; c'était l'occasion de me coucher moins bête. De ce côté-là, en effet, le roman ne manque pas d'intérêt. Bernard Tirtiaux sait très bien de quoi il parle, puisqu'il est verrier lui-même, et prend plaisir à nous initier aux arcanes de l'art du verre et du vitrail au gré des pérégrinations de Nivard.
Les voyageurs débouchent à la tombée de la nuit dans une vaste clairière.Des rougeoyances clairsemées éclatent çà et là, comme si le soleil dans son repli avait laissé tomber par mégarde quelques paillettes de ses coffres de lumière. Ce sont les fours en veilleuse du verrier Gautier de Chartres.
Pourtant, en toute franchise, je me suis fréquemment ennuyée. J'ai d'ailleurs procrastiné un certain temps avant de rédiger ce billet, ne sachant finalement bien qu'en dire. J'ai cru, au départ, aborder un roman poétique et exigeant stylistiquement. Je me suis aperçue qu'en effet ce devait être l'ambition mais qu'elle a bien trop vite tourné au lyrisme écœurant. Certaines envolées consacrées à l'art obscurcissent complètement le propos à grand renfort de lieux communs (cf. citation ci-avant) ; je ne vous parle même pas des passages relatant l'amour entre Nivard et sa douce : on frôle la roucoulade de pigeons au printemps. Quel dommage ! L'expression de la sensibilité est décidément la tarte à la crème de l'écrivain tant la plume s'y tient sur un fil. Le passeur de lumière est pour moi l'expression typique de la plantade ampoulée qui me fait bâiller. Trop de ravissement tue le ravissement. Je préfère décidément la rugosité, la gifle simple - qui n'en est pas moins poétique - à cette béatitude sans oscillation* : même les scènes de combats ou de massacres sont sur le même mode narratif que les beautés des vitraux. Une telle linéarité remplit donc son office chez moi : elle me saoule. C'est ce que j'ai ressenti dès les premières pages et c'est le sentiment qui m'a tenue jusqu'à la fin. Honnêtement, sans le mois belge, je ne l'aurais sans doute pas fini. Comme on dit, ca ne peut pas marcher à tous les coups...
*par contre, ça plaira sûrement aux amateurs de Christian Bobin turlututu chapeau pointu
3eme lecture du mois belge
16:17 Publié dans Art, Challenge, Histoire, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : le passeur de lumière, bernard tirtiaux, mois belge, orfèvre, orfèvrerie, verre, vitraux, maître verrier, moyen-âge, croisade, art, création, amour, mort, deuil, vie, biographie, roman, lyrisme