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16/04/2019

La péninsule aux 24 saisons d'Inaba Mayumi

inaba mayumi,la péninsule aux 24 saisons,éditions philippe picquier,élisabeth suetsugu,vie,nature,saisons,contemplation,méditation,solitude,silence,océan,forêt,paix,coconC'est le monde des origines, chacun de nous y a vécu un jour. 

Grâce à Marilyne (que ferais-je sans elle ?), je me suis retrouvée avec ce livre entre les mains après notre rencontre en juillet dernier. Je savais qu'il devrait attendre le bon moment : le problème avec les livres paisibles et méditatifs - les japonais sont maîtres dans cet art-là - c'est qu'ils peuvent fatalement devenir ennuyeux et creux lorsqu'on s'y force mal à propos. Je l'ai donc laissé tranquillement faire sa vie sur mes étagères et ai mis plusieurs semaines à le lire en entier, picorant ici ou là quelques tranches de vie de la narratrice, jusqu'au moment où elle m'a suivie plusieurs jours sans discontinuer. Son récit a priori insignifiant a fini par m'être un cocon délicat qui parvint à adoucir mes journées. 

Cette narratrice est une femme d'âge mûr (nous n'en saurons pas plus si ce n'est, tardivement et furtivement, qu'elle est ménopausée). Défiant toutes les pressions sociales, elle est célibataire, sans enfant et l'heureuse maîtresse d'un chat (inutile de vous dire qu'elle m'a été spontanément très sympathique). Lassée du rythme effréné de la capitale japonaise où elle réside depuis trente ans, elle décide de partir un an dans sa maison au bord du monde, à quatre heures de train. La voilà à la péninsule aux 24 saisons. 

Je vivrais de la terre. J'irais dans la mer. Je deviendrais pêcheur et chasseur, j'apprendrais à pêcher à la ligne, à cultiver la terre. Quelle vieillesse luxueuse ! 

Son quotidien est rythmé de longues balades dans la nature, d'observations, de cueillettes et de rencontres diverses avec le petit monde humain et animal qui peuple ce territoire reculé. Sous le vernis extrêmement anecdotique du propos se dessine une manière revigorante d'accueillir les plaisirs simples de l'année - et d'accepter aussi son lot d'impondérables. Vivre autant que possible en harmonie avec les saisons n'a rien d'idyllique, évidemment. Le corps est parfois très occupé et les journées bien remplies mais il y a un délice certain à évoluer de concert avec l'intégralité du vivant - c'est peut-être bien la meilleure méditation qui soit. 

Même si je ne parlais à personne de toute la journée, la forêt et les champs retentissaient de chuchotements. Toute la vie de la nature parlait. 

J'ai eu quelques claques littéraires dernièrement - vous voyez tous de quoi je parle, l'impression de se prendre un uppercut au détour des pages (il faudrait que je les chronique un de ces 4 d'ailleurs). Et bien ici, c'est exactement le contraire. J'ai vécu en suspension avec la narratrice, ai écouté le silence et pris le temps de savourer ses lignes simples, sans prétention, mais très justes dans leur intention. C'est vraiment bon, parfois, de prendre ce temps de pause - comme m'y invitait Marilyne dans le commentaire de son billet - pour se rappeler quelques essentiels. 

Est-ce Buson qui a chanté l'"aveuglante lumière de la lune sur les rochers de l'hiver" ? On croit entendre le craquement de la lumière sur les branches, sur la moindre pierre. Les ombres noires dans la forêt, la rangée de petits arbres devant l'entrée, la route qui passe devant la maison en plan incliné, tout déborde du crépitement silencieux des éclats tranchants du clair de lune. Moi, je me penche sur la profondeur des ténèbres silencieuses où ni voiture ni âme ne passe, et mon oreille savoure l'ineffable plaisir d'être absorbée par la densité du silence. 

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Un mois au Japon chez Lou et Hilde

26/12/2018

De grandes espérances de Charles Dickens

charles dickens,de grandes espérances,classique,littérature anglaise,littérature victorienne,victoria,pip,estella,miss havisham,joe,espoirs,amour,déception,bagne,fantastique,aventure,vie,roman initiatiqueDans une banlieue londonienne qui ne dit pas son nom vit Pip, sept ans, élevé à la main par sa sœur - et ça n'a rien d'une plaisante métaphore. Un jour de brume, tandis qu'il déambule dans les marais après s'être recueilli au cimetière sans trop comprendre les épitaphes, Pip fait une rencontre impressionnante : un bagnard en fuite, hirsute et affamé (spéciale dédicace à Jean Valjean). Pip l'aide mais garde de cette présence fantomatique un souvenir à lui glacer le sang. Plus tard, alors qu'il se destine à devenir l'apprenti de Joe, son beau-frère forgeron, il fait une autre rencontre  déterminante : Miss Havisham, la célibataire toquée du bourg voisin. Depuis qu'on l'a laissée pour compte devant l'autel, il y a des dizaines d'années de cela déjà, Miss Havisham vit recluse dans sa sombre demeure, toujours vêtue de sa robe de mariée, rôdant autour de la pièce montée en déconfiture sur la table. Elle a tout de même adopté une jeune fille entre temps, Estella, qu'elle flatte à outrance pour lui éviter ses propres déceptions. Pip arrive sur ces entrefaites pour divertir la vieille dame et la jeune demoiselle. Evidemment, Estella est divinement belle et délicieusement détestable. Evidemment, Pip en tombe fou amoureux. Evidemment, tout, absolument tout, dès lors, ne sera pensé, dit ou fait que dans la perspective de cet amour saisissant. 

Pip ! Mon cher vieux, la vie est faite d'une suite de séparations soudées ensemble, s'il m'est permis de le dire : l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et il faut bien l'accepter quand elle vient. 

J'adore lire ou relire des classiques en hiver. Cette saison de plaids, de thés et de chats douillets se prêtent parfaitement au confort d'une littérature un poil datée aux arômes d'enfance. C'est la période cocon (ou régression, si l'on veut). Lorsque j'ai entamé la relecture De grandes espérances, j'avais besoin plus que jamais d'une valeur sûre dans laquelle me lover. Aussi, je l'ai thésaurisée. J'ai égrené un tiers du livre chaque mois jusqu'à maintenant, ce mois de l'année où les jours sont si courts et le besoin de confort si grand. C'était parfait. Je n'aurais pas pu mieux choisir. A toi qui ne sais pas quoi lire pendant les vacances de Noël, je te conseille d'ouvrir De grandes espérances. Tu vivras quelques après-midis délicieux. 

Charles Dickens, comme beaucoup d'auteurs parus en feuilletons au XIXème - bisous cœur à Victor Hugo et Alexandre Dumas - a les avantages et les inconvénients de son format : il est tantôt vif, passionnant, enlevé, rocambolesque, plein d'ironie et tantôt digressif - on sent qu'il gagne du temps et de la page - et aussi subtil qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Un auteur parfait pour l'adolescence, en somme, malgré le volume impressionnant de ses romans : on s'attache, on sourit, on s'interroge et on dévore. Tant pis pour le détail qui manque parfois un peu de finesse puisqu'on ne s'y attarde pas.
Une fois n'est pas coutume, Dickens a opté pour la narration à la première personne ici. Ainsi, on grandit et on s'émeut avec Pip. J'ai lu sur quelques blogs qu'il n'était pas très attachant, et ce n'est pas faux. Il est encore mieux : très humain. Il n'est pas blanc comme neige ni extraordinairement intelligent. Il n'accorde pas toujours son affection à ceux qui le méritent le plus et peut se montrer aussi ingrat qu'attentionné. En bref, Pip est cet antihéros qu'on adore suivre à travers les méandres de ses espoirs déçus. 

J'ai particulièrement été frappée lors de cette relecture - dont je n'avais aucun souvenir des deux cents pages finales (tant mieux, j'ai adoré y revenir comme ça) - par l'atmosphère fantastique omniprésente à bien des moments clés. Les rencontres ont lieu entre chien et loup, dans la pénombre ou dans la brume ; Pip entend des bruits suspects ou des propos indistincts ; des halos lumineux se dessinent et nimbent les formes alentours de contours flous et d'ombres étranges... Les fortes personnalités du roman apparaissent plus qu'humaines au contact de cet univers revu et corrigé par la subjectivité terrifiée ou impressionnée de Pip. Sacré Charles ! Il en connaît un rayon sur les recettes pour accrocher son lecteur et lui faire tourner les pages avec délectation.

Elle restait assise, avec une rigidité cadavérique, pendant que nous jouions aux cartes ; et les garnitures et les dentelles de sa robe de fiancée semblaient comme du papier terreux. Je n'avais encore jamais entendu parler des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre. 

Les autres personnages, les gens normaux, sont, eux, croqués avec tendresse, humour ou condescendance - à la guise du narrateur. La galerie est aussi vaste que Londres et ses environs peuvent contenir de personnalités variées. C'est richissime et souvent fabuleux. Estella, bien sûr, a une catégorie rien qu'à elle. Celle des déesses ou des muses. Elle est aussi désirée qu'inaccessible, recette qui a fait ses preuves amoureuses depuis toujours, dans les romans comme dans la vraie vie. 

J'avais beaucoup d'espérances en ressortant ce roman de mes étagères (il fallait que je la case celle-là, vous en conviendrez) et, contrairement à Pip, je suis loin d'être déçue. Même si je l'ai moins dévoré que la première fois, et même si j'y ai vu les faiblesses au-delà desquelles j'étais passée auparavant, je finis par faire le même constat que lors de ma découverte du Comte de Monte-Cristo : ces romanciers en feuilletons sont quand même de sacrés bons chasseurs. Ils savent ferrer le lecteur comme le pêcheur à la mouche attrape la truite. On voit le leurre... mais on ne peut pas s'empêcher d'y aller quand même. 

Tu t'es tendu tes propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus. 

J'en viens du coup à me dire que ces apparents manques épisodiques de subtilité cachent en fait une plus grande intelligence : celle d'embarquer le plus de lecteurs possibles, petits ou grands, hommes ou femmes, jeunes ou riches, peu importe. Celle de faire rêver, de faire plaisir, de faire pleurer, sourire. Celle, donc, d'émouvoir et de rendre heureux. Franchement, la vie serait beaucoup trop ennuyeuse sans des romanciers de cette trempe (mais si tu es snob et que tu ne lis que de la philosophie allemande ou de la poésie russo-lituanienne, je te fais des bisous quand même). 

En parlant de bisous d'ailleurs (voilà ce que Dickens fait donc de moi : un bisounours. Damned ! Note pour plus tard : relire Cioran ou Schopenhauer pour compenser - un jour), je profite de l'auguste saison pour vous transmettre mes douces pensées de Noël. J'espère que cette période aura été pour tous un moment de joie et de paix, quelle que soit votre façon de la célébrer. Il est temps, maintenant, de se préparer à tourner une nouvelle page. 2019 arrive et le bilan 2018 du blog aussi. Belles journées à vous d'ici là*

Romans de Dickens précédemment chroniqués : 

Oliver Twist

Un chant de Noël 

19/11/2018

Les exilés meurent aussi d'amour d'Abnousse Shalmani

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Au commencement était l'exil.
Parce qu'on ne va pas se mentir : dans les années 80, Téhéran n'est pas exactement un lieu de villégiature bucolique. On est en pleine révolution islamiste et les bombes tombent dans tous les coins. La famille de Shirin, neuf ans au moment des faits, débarque un beau jour à Paris sans rien, si ce n'est eux-mêmes : sœurs, maris, enfants, cousins, cousines, et le grand-père opiomane, tous désormais entassés dans de minuscules appartements où l'intimité et l'espace relèvent du passé. L'aisance et la foi de jadis sont aussi tombées dans les oubliettes ; la solitude et l'aigreur ont pris le relais. La complicité des liens du sang pourraient éventuellement rendre le fardeau moins lourd mais il n'en est rien : Mitra règne en despote, le chinois mène ses magouilles, Tala séduit et se radicalise, Zizi peint et les parents de la narratrice s'écrasent. Bienvenu dans la famille toxique iranienne. Pendant ce temps-là, Shirin évolue en terre inconnue. Elle se cache sous le canapé pour observer le monde et  tenter de remettre les pièces du puzzle en place. Elle a tout à (ré)apprendre, à commencer par la langue. A commencer par l'amour. 

J'ai longtemps cru qu'en me plongeant dans la France je finirais par avoir son visage. Mais l'exilé n'a pas d'autre visage que celui de l'exil : il ne sera jamais son pays d'adoption, pas davantage que le pays natal. J'ai fini écrasée comme tous les exilés entre un souvenir et un espoir. 

Ceci n'est pas une autofiction - je préfère le préciser pour ceux qui, comme moi, se seraient complètement fourvoyés (ou étais-je la seule à être dans les choux ?) - même si, indéniablement Abnousse Shalmani a dû puiser dans sa propre expérience de l'exil pour nourrir son récit.
C'est donc un premier roman et c'est un vent de fraîcheur et de liberté. Au départ, ça fourmille, on ne sait pas trop où donner de la tête : les noms pleuvent, les caractères entrent et sortent tandis que Shirin vit tout très fort, de façon parfois mystérieuse. On n'est pas loin du conte et du vaudeville, du drame et du récit d'apprentissage. La quatrième de couverture parle de réalisme magique et c'est peut-être bien ce qui réunit tout cela pour en faire la cascade bourdonnante de l'enfance à l'épreuve de l'Histoire, qui se faufile et s'ébroue, s'enflamme pour ne pas se tarir. Shirin ouvre les yeux très, trop tôt sur les splendeurs et misères du monde et des siens. Elle chemine non sans heurts à travers les chaos d'une humanité qui, à défaut d'être reluisante, est telle qu'en elle-même : cassante aux entournures, pétrie de ces bonnes intentions qui font les plus gros dégâts, d'espoirs, d'idéalisme ravageur et d'éloquence. 

Les idéalistes ne comprennent pas, ou trop tard, que la geste révolutionnaire est un conte, une longue épopée de prince amoureux. Ils ne peuvent concevoir que c'est la littérature qui réussit les meilleures révolutions. 

Perdus dans l'océan ou le désert, on a coutume de chercher le nord. Dans sa quête d'une existence résiliente malgré les blessures de l'exil, Shirin trouve l'amour et les mots (et l'amour des mots) (puis les maux d'amour) (rohhh ça va, hein.). On lui dit que c'est inutile, que c'est bourgeois, que c'est égoïste ou méprisable ? Mais c'est précisément pour ça que cela doit être. C'est exactement dans cette sensualité et cette gratuité que se trouvent la liberté et, conséquemment, un beau jour, lorsqu'on parvient à s'élancer, la joie. 

Quelque chose me disait que la boue où j'avais grandi était la bonne matière à travailler pour trouver mon vrai visage. 

Par ici, le billet de Delphine-Olympe, sans qui je n'aurais sans doute jamais lu ce livre.