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16/12/2016

Les sept vies des chats d'Athènes de Takis Théodoropoulos

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Les sept vies des chats d'Athènes de Takis Théodoropoulos, Sabine Wespieser, 2015, 154p. 

Contrairement au chien, pour qui la laisse et le collier font office d’attributs existentiels, le spectacle d’un chat attaché est aussi absurde que l’image d’un pingouin attendant son tour à l’entrée d’un cinéma. On ne saurait qualifier un chat, fût-il dépourvu de tout (domicile fixe, nom de baptême, prénom de la mère ou qualité professionnelle), de "pauvre clochard".
Car les chats, ou plutôt les sept-âmes, n’ont que faire de brevet, particule ou pedigree. Ils n’éprouvent pas non plus le besoin de justifier leur existence par la démonstration de sentiments philanthropiques en escortant quelque malvoyant ou en aboyant afin de protéger la fortune de leur maître.
Le chat n’aboie jamais. Il n’agite pas non plus la queue en signe de reconnaissance. Car le chat est un chat. Qu’il soit matou, minet ou simple chat de gouttière, il demeure ce félin indomptable qu’il n’a jamais cessé d’être. p. 9

Vous l'aurez compris : il est question de chats. 
Non pas de chats à sa mamie, en boule sur la couette, de chats trop gâtés, encore moins de chats castrés : ici, les chats sauvages reprennent le pouvoir et la pleine possession des rues d'Athènes. Les jeux olympiques pourtant les menacent : dans la grande course à l'éblouissement général et à la salubrité de façade, les chats sauvages ne sont pas exactement les bienvenus. Mais cette élimination programmée est sans compter une curieuse organisation menée tambour battant par une tripotée de mamies ahuries et un gourou à mi-chemin entre le sérieux universitaire et l'hallucination complète. Ces derniers militent pour la sauvegarde impérative des chats sauvages en ce qu'ils sont la réincarnation des antiques philosophes grecs, derniers garants d'une élévation de l'âme, d'une grandeur de l'esprit et d'une liberté éternellement conquise sur l'abrutissement. 

A coups d'opérations loufoques, un poil ridicules et de débats de la plus haute importance sur l'horreur de la castration féline ou l'apparence du vénéré Platon, Takis Théodoroupoulos crée une fable amusante, qui a le mérite de ne pas se draper de prétention, sur le grignotage d'une société de consommation un peu trop étouffante et sur l'utopisme à outrance. D'un côté comme de l'autre, ça égratigne mine de rien : comme d'habitude, on finit par se dire que le juste milieu a surtout du bon. Finalement, les seuls qui tiennent la route, ce sont les chats (mais ça n'étonnera personne) : dignes philosophes en effet, ils regardent, stoïques, les hommes s'époumoner pour des broutilles et devenir les pitres de causes jadis justes. 

Le must, étant, à mon sens, l'appendice final constitué des biographies fictives de nos philosophes félins. Toutes reprennent avec finesse des éléments de la vie véritable et de la philosophe du panthéon invoqué tout au long du livre. C'est fin, savoureux, éclairé, et suffisamment bref pour être dégusté comme des bonbons au gré du vent (ou d'une tasse de thé avec un carré de chocolat, puisque le cliché de la blogueuse littéraire me guette). On en redemanderait, de ces chats philosophes ! 

Démocrite 

Déçu, au dire de M. Ioannis Dimitracopoulos, par la rigueur de la science moderne, le soyeux Démocrite avait décidé de vivre dans le quartier de Kéfalari, à Kifissia (où jadis Hérode Atticus possédait sa demeure), afin d'y goûter la fraîcheur du climat. Pourléchant sans relâche sa toison et ronronnant de plaisir, il ne cessait de répéter ce principe général : "En réalité, nous ne connaissons rien avec certitude." p. 116

 

Challenge année grecque.jpgDeuxième participation à l'année grecque de Yueyin et Cryssilda 

02/12/2016

Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir

Mémoires d'une jeune fille rangée.jpgMémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Folio, 2016 [1958], 473p. 

"Pour de vrai, je ne me soumettais à personne : j'étais, et je demeurerais toujours mon propre maître" p.79

Je n'ai jamais beaucoup versé dans les autobiographies. Je crois que je me représente ce genre comme trop mêlé d'impudeur et d'égo ; ce qu'il est, certes - mais seulement en partie, pour les bons ouvrages. Certains d'ailleurs, dans cette catégorie, m'ont régulièrement taquinée et je n'ai jamais trop cessé de leur tourner autour. Mais il faut  toujours attendre LE bon moment pour plonger dans telle ou telle vie, le bon angle pour comprendre, le bon temps pour savourer. Et puis un jour, qui ressemble pourtant à tous les autres, sans trop savoir pourquoi, on empoigne le livre et on est prêt à voyager. 

Un beau jour, donc, j'ai fini par ouvrir ces Mémoires d'une jeune fille rangée, dont tout le monde parle c'est-à-dire cite le titre, et dont la plupart des littéraires ont étudié un extrait ou deux. Il se peut même qu'une fois prof devenus, nous ayons resservi les dit-extraits à nos ados souvent ennuyés : car il y a, dans ce premier volume des mémoires de Simone, toute une époque révolue ou, plus justement, une époque ET un milieu. Elle naît à peu de choses près avec le vingtième siècle (en 1908 pour être précise), dans une famille tout ce qu'il y a de plus bourgeois parisien. Son père, particulièrement, cristallise cette caste conservatrice, conventionnelle, très comme il faut en politique comme en littérature. A propos de sa passion pour le théâtre, Simone affirme d'ailleurs : "Dans cette passion têtue se résumait sa singularité. Par ses opinions, mon père appartenait à son époque et à sa classe." (p. 49). On pourrait d'ailleurs reprocher à Simone de Beauvoir d'être elle-même un produit de sa classe : sans trop de souffrances ni de préoccupations matérielles de première nécessité, même un fois la faillite familiale survenue, Simone évolue de caprices sensationnels en réflexions métaphysiques alambiquées avant de devenir première de la classe en tous points. Certes, Simone n'a pas trop souffert - du moins matériellement, c'est indéniable. Elle n'a pas non plus essuyé d'horribles pertes - à cet égard, la Première Guerre Mondiale est très lointainement évoquée, il faut donc croire que peu de membres de la famille s'y sont abîmés - ou une éducation misérable. 

"Quand j'évoquais mon avenir, ces servitudes me parurent si pesantes que je renonçai à avoir des enfants à moi : ce qui m'importait, c'était de former des esprits et des âmes : "je me ferai professeur", décidai-je" p. 76

Toutefois, à force de lire, on se rend compte que le carcan bourgeois se révèle de façon insidieuse particulièrement oppressant, notamment pour la femme qui aspire - qui aspire, déjà : quelle drôle d'idée pour une femme d'aspirer à quelque chose, pourrait répondre le parfait bourgeois de l'époque - à une vie différente, singulière et, disons-le indépendante. La notion même d'indépendance pour la femme du début du vingtième siècle est inexistante. La femme reste pure et vierge, sert de décoration élégante lors d'un déjeuner, d'un thé ou d'une soirée, doit se montrer intelligente mais surtout pas trop (poser trop de questions est l'apanage des anarchistes), croit en Dieu, se marie, pond et finit par se taire dans toute la sainteté de son destin tracé. Cette tacite obligation, dont tout dépassement est vécu comme une honte, une insulte, une bravade, est particulièrement sensible à travers l'existence manquée de Zaza, la meilleure amie de Simone, qui ne saura jamais tout-à-fait prendre son envol, avoir le cran de se révolter contre les normes oppressives de son milieu. Encore une fois, on pourra dire que Simone de Beauvoir y est parvenue parce qu'une brèche, finalement, lui était offerte. Néanmoins, elle offre là une incroyable leçon de vie : la liberté comme choix douloureux mais assumé, comme responsabilité, comme travail de chaque instant et jouissance conquise. Car, on aurait tort de l'oublier, évoquant peut-être trop la bourgeoisie de Simone de Beauvoir, qu'elle était avant tout un incroyable génie, une besogneuse de première classe qui a décroché l'agrégation de philosophie du premier coup et de quelques années plus jeune que Sartre. Toute l'exigence qu'elle exprime à l'égard du monde, de l'existence, de son entourage, elle se l'applique à elle-même : elle montre l'exemple d'une philosophie qui passe par le philosophe, qui se doit d'être vécue. 

Je n'ai pu m'empêcher de me rappeler régulièrement au fil de ma lecture les mots de George Sand qui développait, dans Histoire de ma vie, l'idée que l'écriture de soi est aussi, et peut-être avant tout, un enseignement fraternel qui aurait pour vocation de stimuler le lecteur. C'est cette inspiration stimulante qui m'a semblé parcourir chaque page de ces Mémoires d'une jeune fille rangée. Choix, exigence, liberté : tels sont les trois mots que je retiendrais des premiers pas déjà hors du commun, d'une incroyable richesse d'enseignement, et à la franchise exemplaire, de Simone de Beauvoir. On le dit de bien des classiques mais celui-ci, absolument, doit être lu. 

"Je veux la vie, toute la vie. Je me sens curieuse, avide de brûler plus ardemment que toute autre, fût-ce à n'importe quelle flamme" p. 406

 

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Challenge femmes de lettres.jpgChallenge Femmes de Lettres chez George

2ème participation pour une auteure du XXème siècle

 

 

 

07/05/2016

Demian de Hermann Hesse

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Demian de Hermann Hesse, Le livre de poche, 2001 [1919], 186p.

 

coup de coeur.jpgGrâce à Demian, Hermann Hesse entre non seulement en littérature mais livre du même coup un des plus brillants roman d’initiation qui soit. Ce n’est pas de l’initiation de Demian dont il est question, en l’occurrence, mais de celle d’Emil Sinclair, un garçonnet naïf, un poil insipide – il faut bien le dire – au début du récit. Le genre de garçonnet adorable et choyé qui se laisse embarquer par la brute du coin dans un chantage sans fin jusqu’au jour où Max Demian, un plus âgé que lui particulièrement charismatique et mystérieux, s’entiche de lui, semblant lui reconnaître une singularité, et met fin au problème. Dès lors, la vie de Sinclair et celle de Demian se trouvent mêlées dans une curieuse alternance de fascination et de répulsion, d’absences puis de retrouvailles fusionnelles. Demian est décidément insaisissable ; il semble avoir déjà atteint des sommets dans la connaissance de son être. Sa seule évocation guide Sinclair dans ce processus : celui de se frayer un chemin vers soi-même.

Prétendre synthétiser toute la richesse de ce roman, pourtant court, me semble une gageure, comme cela l’était déjà pour Le jeu des perles de verre. Hermann Hesse a, en plus du talent du style, le don de tresser intimement à la littérature la psychanalyse et la philosophie à un point tel qu’il faudrait être expert en ces trois domaines pour travailler convenablement toute la matière de son texte. Puisque ce n’est pas mon cas, je me bornerai modestement à vous appâter en agitant l’intérêt passionnant du cheminement de Sinclair, pétri initialement d’une vision binaire, et donc caricaturale, de l’existence vers l’éveil à soi. Vivre, exister, n’est plus seulement être heureux, encore moins être dans la norme – ce qui, d’ailleurs, est synonyme pour beaucoup – mais être soi, penser chaque acte, chaque seconde en accord avec soi. Il s’agit de chercher une forme d’accomplissement dans la pleine réalisation dynamique de ses aspirations. Sinclair, comme Demian, s’affirment d’emblée en opposition avec la plupart de leurs contemporains passéistes, soucieux de maintenir un ordre et des apparences. Il y a dans ce Demian retenu mais cinglant, parfois furieux, quelque chose de profondément nietzschéen dans ce mouvement qui réclame de briser les codes, de faire fi des conventions pour trouver un état d’être puissant, imaginatif, gorgé d’une éternelle sève de vie.

Le cheminement vers soi ne se fait pas sans heurts. Sinclair peine furieusement à bien des étapes et le monde lui-même s’avance dangereusement vers un écroulement sans lequel aucun nouveau départ n’est possible. Celui qui accepte de considérer un plein éveil au monde comme une absolue nécessité doit, du même coup, accepter l’imminence tout aussi nécessaire de la destruction d’un ordre ancien, obsolète. L’avenir doit se construire sur une table rase comme le phénix renaît de ses cendres. La proximité évidente de la Première Guerre Mondiale pour expliquer cette chape violente qui plane sur l’espoir d’un monde nouveau chez Hesse ne voile pour autant pas la criante actualité du propos de nos jours. C’est sans doute ce qui achève de le placer comme un chef d’œuvre : ce caractère intemporel et le message brûlant d’être avant d’avoir, avant de se conformer, avant de courber l’échine. Cette insoumission à ce qui n’est pas en accord avec soi. Cette urgence qu’il y a à tous suivre les pas de Demian et Sinclair.