04/05/2015
Une passion de Christiane Singer
Une passion, entre ciel et chair de Christiane Singer, Albin Michel, 2000, 176p.
Depuis septembre dernier, on a beaucoup lu et écouté à propos d'Héloïse et Abélard avec la sortie du dernier Jean Teulé. Et je dois dire qu'à force de chroniques amusées sur ce dernier, j'ai fini par être tentée de le découvrir. Malheureusement pour moi, ma médiathèque est à l'achat de nouveautés ce que la tortue est à la course à pied ; je me suis donc rabattue sur une toute autre vision du célèbre couple médiéval, écrite par une auteure qui ne cesse de m'inspirer à chacun de ses ouvrages.
Christiane Singer propose un récit rétrospectif du point de vue d'Héloïse. Celle-ci arrive doucement au bout de son chemin terrestre ; voici quarante ans qu'elle porte le voile et quelques dizaines d'années qu'elle dirige l'abbaye du Paraclet. Abélard est mort depuis longtemps déjà. Durant toute sa vie, Héloïse n'a cessé d'être en quête d'amour - l'amour passionnel et intellectuel avec Abélard, puis l'amour spirituel et lumineux de Dieu. Elle prend conscience à présent que tout n'a été qu'un seul et unique amour car "tout ce qui a été écrit sur terre, dit, murmuré, hurlé, crié, parle d'amour" dans un même instant où "le ravissement et la terreur se confondent". Elle entreprend alors de raconter cette passion fondatrice qui l'a ouverte au monde et, de concert, éclabousse les clivages endurcis qui opposent l'homme et la femme, l'amour charnel et l'amour divin, la vie terrestre et la vie spirituelle. Car tout est état de grâce à cœur ouvert.
La plume de Christiane Singer, bien sûr, est sûre et délicate. Son verbe est aussi passionné et érudit que l'amour qu'elle relate et le lecteur lit d'un souffle captivé et ému cette histoire que l'on connaît par cœur. Mais le véritablement talent de l'auteure va encore au-delà. Ses récits et essais toujours dépassent la surface du visible pour atteindre l'intangible, une forme de spiritualité lumineuse détachée de toute appartenance religieuse contraignante et dogmatique. La spiritualité de Christiane Singer est une spiritualité holistique pleine de vitalité, d'espoir, d'énergie et de sérénité. Et ce récit de la passion d'Héloïse et Abélard, dont le sous-titre souligne bien la réunion du haut et du bas, du corps et de l'esprit, ne fait pas exception à la règle. Comme toujours, je ressors de la lecture de Christiane Singer comme d'autres d'une randonnée en pleine montagne : les poumons, le cœur et l'esprit gonflés à bloc. Une vraie dose de vie à l'état brut !
Plus je regarde et plus mon regard se perd dans un infini de la matière. Une fois ce regard activé, peu importe la chose regardée ; la réalité se déplace alors vers une strate où elle est au plus dense - dans une zone flottée et compacte à la fois où chaque pensée coagule et prend corps. De cette perspective, les objets n'apparaissent que croûtes, laves vite durcies que crache le volcan de l'énergie créatrice et divine. p. 63
Illustration :
Abélard et son élève Héloïse d'Edmund Blair Leighton, 1882
12:42 Publié dans Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (6)
04/02/2015
L'arabe du futur de Riad Sattouf
L'arabe du futur de Riad Sattouf, Allary Editions, 2014, 158p.
Il convient parfois de ne pas trop se fouler le poignet, surtout quand on peut éviter de le faire. En l'occurrence, la quatrième de couverture de cette autobio graphique dit à peu près l'essentiel du propos : "Ce livre raconte l'histoire vraie d'un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d'Hafez Al-Assad." J'ajouterais à cela une petite précision concernant l'auteur et presque protagoniste du récit : Riad Sattouf est né en 1978 et c'est en 1980 qu'il embarque avec ses parents pour la Libye. Ils y vivront deux ans pour le travail de son père, puis ce sera la Syrie, son pays d'origine. Riad est issu d'un couple mixte : Sa mère est bretonne ; d'elle, il a la blondeur angélique qui subjugue pas mal de monde au Moyen-Orient ; et son père est syrien. Tous deux se sont connus lors de leurs études à la Sorbonne. Le père est docteur en histoire contemporaine - et sera, étonnamment, le seul à travailler. Nous ne connaîtrons jamais les études ou diplômes de la mère qui sera cantonner tout le long de ce tome à garder les enfants à la maison. Ça commence bien.
L'arabe du futur s'inscrit de prime abord dans la même veine que Persepolis de Marjane Satrapi. Comme elle, Riad Sattouf enclenche la marche arrière et revient sur son enfance un brin spéciale dans deux pays en pleine dictature. Néanmoins, deux différences d'importance sont à noter, l'une découlant de l'autre. Il n'y a pas ici de processus de distanciation. Dans Persepolis, le regard de Marji enfant est confronté au regard de Marjane adulte. Ce va-et-vient entre le je narrant et le je narré diraient les littéraires de haute volée crée, de fait, à la fois humour et ironie et, surtout, une position tout à fait claire de l'auteur sur son propos. La prise de partie dans Persepolis ne me semble pas prêter à discussion. Or, dans L'arable du futur, point d'intervention véritable du Riad Sattouf adulte. Sa voix est là, évidemment, mais au titre de voix off. A aucun moment il ne livre son ressenti a posteriori, son interprétation des faits à présent qu'il a les clés pour les décrypter. Il est là pour nous donner un contexte histoire, politique ou familial. Il explique à quel moment untel est arrivé au pouvoir, pourquoi ou comment. Il explique pourquoi ils arrivent en Libye ou en Syrie. Mais il ne s'implique pas émotionnellement ou intellectuellement. Le regard porté sur les évènements, et particulièrement sur le père, est délégué au Riad enfant. Ainsi, beaucoup moins de parti pris dans cette autobio là et beaucoup plus de travail de recul, de compréhension, d'appréhension et de mise en perspective est demandé au lecteur.
En ce sens, l'arabe du futur met tout particulièrement en lumière toute la complexité d'une culture qui réside dans l'ambigüité du père : extrêmement cultivé, non pratiquant et prônant l'importance de l'éducation pour évoluer vers une société plus juste et plus éclairée, il se révèle par ailleurs engoncé dans une série d'atavismes culturels qui ne manqueront pas de faire hérisser le poil de pas mal de gens. En outre, sous prétexte d'avancement social et culturel, le voilà qui félicite Kadhafi et Al-Assad : d'après lui, la dictature est nécessaire. Grosso modo, la fin justifie les moyens. On ne sait jamais trop sur quel pied danser avec le père. Il n'est pas détestable et pourtant, on grince fréquemment des dents. Il a un pied en Europe et un pied au Moyen-Orient et les deux sont parfois en contradiction ; l'oscillation crée un mélange sous forme de gros point d'interrogation pour le lecteur. Et c'est précisément ce point d'interrogation nécessaire que Riad Sattouf dessine dans cette autobiographie. A quoi bon nous livrer un point de vue pré-cuit ? Ici, tout est à faire, à comprendre, à questionner. Cette posture réflexive à laquelle il nous invite n'a jamais autant nécessaire qu'en ce moment. J'ai hâte de lire le tome 2 pour voir comment tout cela évolue !
16:30 Publié dans BD / Comics / Mangas, Histoire, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (12)
12/01/2015
Le Problème Spinoza d'Irvin Yalom
Le Problème Spinoza d'Irvin Yalom, Le Livre de Poche, 2014, 541p.
Irvin Yalom est psychiatre de formation, certes, et ses romans le chante à toutes les pages avec jubilation. Mais il est aussi connu pour un violon d'Ingres particulier : la philosophie. Son approche des mystères de l'âme humaine se dessine bien souvent par le truchement de quelques figures philosophiques majeures, sorte de flambeaux sur le chemin sombre de l'existence (et Dumarsais d'acquiescer depuis les nuages). Aussi, après Nietzsche, Schopenhauer (dont le titre est dans ma PAL ; j'aurai sans doute le plaisir de vous en parler prochainement), c'est auprès de Spinoza qu'il nous convie pour réfléchir sur un concept qui n'a jamais été autant d'actualité : la liberté.
N'ayons pas peur des mots : Spinoza avait une sacrée paire de couilles. Ou une Raison de fort beau gabarit. Ou les deux.
Car si les Pays-Bas étaient réputés, dès le XVIIe siècle, pour être le pays le plus tolérant d'Europe, il ne fallait pas trop pousser mémé dans les orties - d'autant que la tolérance du gouvernement n'était pas forcément la tolérance des communautés qui composaient le pays. Ainsi donc, il ne faisait pas bon oser réfléchir sur les tenants et les aboutissants de Dieu ; il ne faisait pas bon remettre en cause une humanité divine ou les miracles prétendus des textes fondateurs. Un tel usage impie de ses petites cellules grises vaudra à Spinoza une excommunication à vie de la communauté juive d'Amsterdam ; excommunication qu'il accepte, qu'il a désirée même, afin de consacrer ses années futures à la réflexion philosophique et à la contemplation de la nature. C'est ce cheminement vers le dépouillement, vers la solitude, qui est avant tout un cheminement vers la liberté profonde de penser et de s'exprimer, que conte Yalom dans son présent roman.
Comme une ambition n'arrive par ailleurs jamais seule, l'auteur ne s'arrête pas là. Force est de constater, comme il le précise dans sa postface, que la vie éminemment contemplative de Spinoza posait la question d'une dynamique narrative à trouver. Yalom la saisit en la personne d'Alfred Rosenberg dont il tresse l'existence à celle du philosophe. Tandis que Spinoza chemine vers l'affirmation, toute pacifiste, de son individualité, Rosenberg s'engouffre dès son plus jeune âge dans la recherche belliqueuse d'un ralliement extrémiste. Il sera un antisémite convaincu à partir d'une lecture de Chamberlain et ne cessera jamais de prôner la suprématie allemande et le nécessaire retour à une pureté de la race. C'est tout à fait logiquement qu'il sera l'un des premiers aux côtés d'Hitler, fidèle à l'homme comme à la doctrine, jusqu'à ce que le tribunal de Nuremberg le condamne à la pendaison. Il était par ailleurs un très grand amateur de philosophie et c'est de cet attrait que Yalom tisse le lien avec Spinoza : Rosenberg aurait été obsédé par cet intellectuel extraordinaire, et pourtant juif. Voilà bien un cruel dilemme qu'il se devait tôt ou tard de démêler en dérobant la bibliothèque du philosophe durant la guerre. Au fur et à mesure de cette quête, où toujours Spinoza se dessine en filigrane, c'est aussi la psychanalyse de l'extrémiste qui se joue. Au fond, l'auteur livre deux trajectoires radicalement opposées puisque Rosenberg n'aura de cesse de vouloir appartenir, de vouloir sentir enfin la plénitude d'être enraciné dans une communauté (d'élites, cela va de soi).
Jusque là, vous le voyez bien, tout semble délicieux. C'est ce qu'on peut appeler un projet aux petits oignons. Malheureusement, je ne suis pas aussi enthousiaste que j'ai pu l'être avec Et Nietzsche a pleuré. L'ambition, pour le coup, était peut-être un peu trop forte, ou bien les contours du lien entre Spinoza et Rosenberg mal établis en amont. Toujours est-il que, si le roman se lit toujours avec un certain plaisir, il manquait ici une légèreté, un entrain pour que la lecture devienne passionnante - voire pertinente. Le problème Spinoza pèche à mon sens par excès de zèle didactique et se révèle beaucoup trop souvent calibré comme un mauvais dialogue socratique. Je ne vais pas mentir : oui, il m'a permis d'aborder un Spinoza bien vulgarisé, moi qui n'ai jamais réussi à passer les vingt premières pages de L’Éthique. Mais puisqu'il s'agit sur ce blog de traiter de littérature, concentrons-nous sur ce point et convenons en toute sincérité que ces pseudos échanges philosophico-psychanalysants à répétition, tous construits sur le même modèle et avec les mêmes protagonistes, finissent pas être d'un ennui patenté. Qu'il faille saluer la noblesse et l'ampleur du projet, c'est une évidence, mais que celui-ci ne nous empêche pas de convenir que le résultat n'est pas exactement à la hauteur. Sans doute, précédemment, la personnalité explosive et solaire de Nietzsche avait-elle facilité une dynamique narrative plus dyonisiaque, montrant ainsi la philosophie et l'exploration de l'âme humaine comme des aventures passionnantes. Dyonisos, avec Le problème Spinoza a baillé, s'est barré et sirote une bière bien loin d'ici. Ce n'est pas ma faute.
Challenge 1 pavé par mois chez Bianca
2eme participation pour janvier
2eme lecture
19:16 Publié dans Challenge, Histoire, Littérature anglophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (10)